Il pleut sur mon saxophone

octobell

Je n'ai pas toujours été ce que je suis. Il m'en a fallu, du temps et de l'énergie pour en arriver là, des voyages et des rencontres qui ont forgé mon inspiration et ma manière d'écrire. J'ai longtemps été ce petit con qui comptait plus sur son physique que sur son talent pour réussir. Est-ce que j'avais du talent, d'ailleurs ? C'est là toute la question. Aujourd'hui, à chacune de mes victoires, je repense à cette rencontre en particulier que j'ai faite l'été 2009 à Chicago. Paul Nightingale. Il disait toujours que son nom était poétique, mais que c'était bien la seule poésie qu'il pouvait y avoir dans sa vie de merde. En tout cas moi j'étais bien d'accord sur un point : ce nom résonnait comme celui d'un artiste.

J'avais entrepris de faire le tour des Etats-Unis. Je venais d'avoir mon master de littérature, après trois années en école de journalisme, et j'avais décidé de m'octroyer une année pour voyager. J'avais l'ambition d'écrire un roman qui changerait l'histoire de l'écriture. Je rêvais d'un road trip à la Jack Kerouac, aussi, c'est vers les Etats-Unis que je me suis dirigé. Pourquoi est-ce que j'ai atterri à Chicago ? Je n'en sais rien. J'étais plutôt intéressé par le Sud du pays, les roulettes de Las Vegas et les Roller-Bikini de Californie. Mais parce que le nom de cette ville m'a toujours plu, j'ai commencé par là. J'avais toute une année pour découvrir le Sud des Etats-Unis, de toute manière.

Pour mieux comprendre la culture américaine, j'avais essayé de rentrer dans le moule. Sauf que j'étais complètement à côté de la plaque, et heureusement que Paul était là pour me sauver la mise. La première fois qu'on s'est vus, c'était dans un bar de l'un des quartiers les plus miséreux de la banlieue de la ville. Eh, si je voulais obtenir un prix, ce n'est pas en me frottant uniquement aux consommateurs moyens ++ que j'allais y arriver. Yellow Flower était le nom de ce quartier. Vous remarquerez que la misère est toujours cachée sous des noms enchanteurs : Chanteneige, Clairs-Soleils, etc. Belle ironie, en tout cas.

Il y avait deux zones dans ce quartier : la zone black et la zone canadienne. Pas de bol, dès le premier soir, je m'étais aventuré dans la zone black. Mes origines espagnoles m'ont conféré une peau mate, mais c'était bien évidemment loin d'être suffisant. Pourtant, je n'étais pas le seul blanc, là-bas ! Mais lorsque je suis entré dans ce café, tous les regards se sont tournés vers moi. J'étais comme la lumière d'un phare. Un petit sourire poli de circonstance, et l'air de rien, je m'installai au comptoir, derrière lequel le serveur était blanc, qu'on se le dise. A côté de moi, il y avait deux jeunes, qui avaient sûrement mon âge, peut-être moins. J'avais dû m'asseoir à la place de leur pote parti aux toilettes. Du moins, c'est ce que je me dis lorsque d'un seul mouvement, ils se tournèrent sur leur tabouret pour se mettre face à moi. Le plus proche mâchonnait un cure-dents qui lui donnait des airs de Lucky Luke noir. J'avais presque envie de lui faire la réflexion, mais de un : je commençais à avoir la trouille de ces regards insistants, et de deux : je n'étais pas très certain que les américains connaissent Lucky Luke.

« Qu'est-ce que tu fous là ? » Demanda-t-il avec un accent des quartiers – du moins je le supposais – à couper au couteau. Je ne me départis pas de mon assurance, bien que je sentais que j'étais tout prêt à me pisser dessus.

« Je viens boire une bière, si ça ne te dérange pas. » Répondis-je, un peu moqueur, et avec un foutu accent, moi aussi, mais bien français, celui-là. Probable que le jeune black ne le reconnut pas comme tel, mais il comprit parfaitement que je n'étais qu'un paumé d'étranger dans leur pauvre petit quartier. Lentement, il se pencha vers moi, et d'une voix toute mielleuse qui ne me disait vraiment rien qui vaille, susurra :

« Bouge de là, avant que j't'attrape. »

Je me retins de reculer, ou même de déglutir. J'étais bien trop fier dans mon genre pour m'effacer devant cette racaille. Alors j'esquissai un petit sourire et me tournai vers le serveur.

« Une Guiness, s'il-vous-plaît ».

Je ne savais même pas s'ils servaient des Guiness. Le serveur me jeta à peine un regard et m'ignora royalement. Ca c'était plutôt humiliant. Le jeune black, à côté, me regardait toujours, comme si j'étais une télé avec son programme préféré. Ses doigts se mirent à courir sur le bois du comptoir avec impatience. Il n'attendait qu'une chose : que je tourne à nouveau mon regard vers lui. Et là, probablement qu'il m'aurait envoyé la droite la plus phénoménale de ma vie. Mais l'intervention de Paul me permet aujourd'hui de raconter cette scène au conditionnel.

« Gemini, on t'a déjà parlé de violation d'espace vital ? » Intervint une voix rauque derrière nous. Cette question suffit à faire reculer le jeune black, qui regarda le nouveau venu avec un large sourire.

« Tiens le rossignol ! j't'avais même pas vu. Si t'allais saxophoner pendant que moi je profite de mon nouveau jouet ? »

Je me permis à mon tour un regard vers l'inconnu, et je ne pus m'empêcher de me demander pourquoi l'autre l'avait appelé « Rossignol ». Je fus surpris de voir que cet homme était blanc, lui aussi, grand et imposant, avec de courts cheveux blonds et des yeux qui paraissaient noirs, vus d'ici. Son visage était éprouvé par des années difficiles, et plus tard, je fus encore plus surpris d'apprendre que cet homme avait un an de moins que moi, bien qu'il en paraissait pratiquement dix de plus.

« Allez, bouge de là. » Ajouta-t-il avec impatience tandis que le dénommé Gemini lui laissait volontiers sa place. Il s'assit à son tour à côté de moi. Il avait un verre de whisky et une cigarette à la main. Il posa le verre sur le comptoir et la cigarette à ses lèvres et me tendit sa main, que je serrai.

« Paul Nightingale ». Ceci expliquait donc cela : Nightingale, Rossignol.

« Melo… » Répondis-je simplement, avant qu'un petit sourire n'orne ses fines lèvres.

« Comme dans Tristan et Iseut. »

« Presque, oui. » Répondis-je en lui rendant son sourire tandis que je me surprenais de la culture de cet homme. A peine arrivé, j'étais déjà plein de préjugés. Quel artiste je faisais !

« C'est ton vrai nom ? » Demanda-t-il avant de tirer sur sa cigarette.

« Et toi, c'est ton vrai nom ? »

Paul eut un éclat de rire, rauque et cassé, qui ressemblait presque à un aboiement.

« Eh oui. Poétique hein ? Mais je ne suis pas un poète. Je me contente d'être un piètre musicien raté. »

Un piètre musicien raté. C'était comme ça qu'il s'était présenté. Pourtant, lorsque quelques minutes plus tard, il monta sur la minuscule scène du bar, il n'avait rien d'un musicien raté. La photo avait quelque chose de déjà-vu, et pourtant, c'était réel, et déjà beau. Il était accompagné au piano par un vieux noir, chemise, plastron, chapeau et cigare au bord des lèvres. La lumière était tamisée, et la seule chose qui brillait était le cuivre de ce saxophone que les spécialistes considèreraient sûrement comme magnifique. Mais je n'étais pas un spécialiste, alors je me contentai de savourer en tant qu'amateur.

A partir du moment où Paul Nightingale, le musicien raté au nom poétique, apporta le bec de son saxophone à ses lèvres, j'eus l'impression que le temps s'était figé dans une époque enchanteresse. J'ai toujours aimé la musique, mais sans être un véritable connaisseur. Aujourd'hui encore, j'aurais du mal à décrire les sensations qui m'avaient transporté la première fois que j'ai entendu Paul jouer. La mélodie était aussi cassée que sa voix, et il se dégageait de ce morceau tant de mélancolie que j'en avais presque les larmes aux yeux. J'en restai en tout cas scotché, et le simple souvenir de ce morceau me donne toujours la chair de poule. Et dire que cet homme là ne se considérait pas comme un poète.

Plus tard, Paul m'expliqua son rapport à la musique. La première fois qu'il avait posé les mains sur un piano, c'était à l'église du pasteur Lincoln, un dimanche, pendant que sa mère se faisait pardonner - disait-elle – de ses abus d'alcool en chantant au sein de la chorale Gospel. Le pasteur lui avait alors fait découvrir la musique, et le jazz en particulier. Le véritable jazz noir américain des Duke Ellington, Louis Armstrong ou Sidney Bechet. Son saxophone, il l'avait depuis ses sept ans. Alors qu'il se baladait en ville avec sa mère et sa petite sœur Quinn, ils étaient passés devant un magasin de musique au moment où celui-ci se faisait dévaliser. La vitrine était étalée en miettes sur le sol, et il ne restait pratiquement plus rien du magasin : tous les instruments qui n'avaient pas été piqués étaient renversés par terre, hors d'état de marche. Tous, sauf ce saxo posé sur son socle, et qui ressemblait à de l'or. « Ca, c'était poétique ! », m'avait dit Paul. Parce qu'il avait trouvé cette chose sublime, il s'était contenté de se servir. Après tout, d'autres l'avaient fait avant lui. Malgré les remontrances de sa mère, il avait gardé l'instrument et l'avait montré au pasteur Lincoln, pour qu'il lui apprenne à s'en servir, comme il lui avait appris le piano. Il l'avait alors amené à un groupe de jazz, le Litchee Bee Band, avec qui il avait fait ses gammes. Il ne s'était plus jamais séparé de son saxophone, et avait pris plus soin de lui que de sa vie.

« Mais dans cette merde de Yellow Flower, on ne vit pas. On survit. »

C'était sa musique qui lui permettait de survivre. Ca et les litres d'alcool qu'il enquillait tous les soirs. Il l'admettait de lui-même. Cet alcool était pourtant sa déchéance, car il lui avait fait perdre l'amour de sa vie, Mel, et leur fille, Alice – comme l'héroïne du seul roman que Mel avait jamais lu.

« Je crois que je ne mérite pas la réussite. J'ai l'impression qu'elle m'apporte du bien-être sur l'instant, mais qu'elle pourrit tout autour. Si je suis un poète, comme tu le dis, Melo, alors je suis un poète maudit. La musique est supposée apporter le soleil, mais moi il pleut sur mon saxophone. »

Pendant les quelques semaines où je suis resté à Chicago, j'ai suivi Paul comme son ombre. Il avait ce charisme qui attisait ma curiosité et j'avais envie de tout savoir sur lui. Le jour, il était une espèce d'assistant social pour le quartier de Yellow Flower, et il aidait les gosses en difficulté. Il était consciencieux dans son travail, et aimé par ces enfants perdus. Mais le soir venu, il jouait à la fois les piliers de bar et de son saxophone. C'était le Dr Jeckyll et Mr Hyde de Yellow Flower. L'ombre de ce qui aurait pu être un géant, si les circonstances avaient été différentes. J'avais bien essayé de lui faire comprendre qu'il était destiné à faire de grandes choses, mais selon lui, il avait raté son destin.

« Occupe-toi plutôt du tien ! » Disait-il chaque fois que je tentais de le convaincre de voir plus grand que son petit coin de bar. Et j'ai fini par l'écouter. Je me suis occupé de mon destin. Bien vite, j'ai revu la hauteur de mes ambitions, je suis rentré en France, mais avec la leçon que le jazzman maudit m'avait donnée. Chaque difficulté – et il y en a eu ! – je l'ai surmontée en pensant qu'il ne fallait pas que je me fasse avaler par mes démons. Chaque refus, chaque porte claquée n'ont été qu'un moyen d'accroître ma motivation.

"Tu es trop gentil !" M'avait dit une fois un éditeur. "Et trop naïf ! Les gens, ce n'est pas ce qu'ils veulent. Tu n'es pas un marchand de rêve, laisse ça aux publicitaires ! Non, ce que les gens aiment, c'est le drame et le malheur. Ils sont les sinistres spectateurs d'un monde encore pire que celui dans lequel ils vivent. Regarde ce qui marche à la télé, au cinéma... Et réfléchis-y !"

Alors j'ai réfléchi. Et c'est là que la pensée de Paul s'est faite plus insistante. Vendre des drames et du malheur ? C'était un concept que j'excécrais. Alors j'ai réfléchi oui... Et j'ai fait l'inverse de ce qu'on m'a conseillé. C'est comme ça qu'est née mon histoire, Demon Days : un univers tellement embourbé dans ses vices, ses malheurs et son chaos qu'il en a perdu toutes ses couleurs, toute sa beauté. Sauf qu'il y a cet homme, cet artiste qui déambule dans les rues de sa ville avec son saxophone qui, telle une corne d'abondance, répand les couleurs évanouies et la bonne humeur oubliée. Ce héros qui finira condamné à la peine capitale car dans cet univers, le bonheur est interdit. Le nom du personnage ? Rossignol.

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