Il s'appelait Karl

Ghyslaine Bobillier

Lorsque j’arrivais au travail ce jour-là, l’atmosphère suintait d’une torpeur indéfinissable. Chacun des collègues déjà présents vaquait au remplissage d’énormes cartons que la direction nous avait laissés la semaine dernière. Les regards creux ne reflétaient plus que la vacuité de leur existence et seul, le choc des objets déposés, froissait le silence de la grande pièce. Pour moi, la situation bien que difficile, était toutefois tolérable. En effet je venais de fêter mes soixante dix ans et ma réforme  était programmée depuis de nombreux mois. Oui, on ne parlait plus de retraite mais de réforme des employés et le mot fêter appartenait  désormais au  vocabulaire  ancestral d’un siècle oublié. Je me mis donc à remplir mes cartons lorsqu’en ouvrant le dernier tiroir de mon bureau, je découvris, coincée entre deux feuilles cartonnées de dossiers (reliques d’un temps qui ne connaissait pas encore la conservation des documents numérisés) une vieille photo aux contours dentelés. Je restais un instant à la regarder essayant de me souvenir des visages que le nombre des années du cliché avait quelque peu malmenés. On y devinait toutefois des sourires, voir des rires au vu des gorges déployées et on allait même jusqu’à entendre le tintement des verres qui s’entrechoquent en signe d’amitié ou de bonne santé. Sur les murs de la pièce, des posters vantaient des voyages idylliques et le bureau était encombré de photos familiales. Je retournais machinalement la photo et dans un coin, d’une belle écriture violette de stylo-plume, je pus lire : 31 décembre 2960. Je me repassais à nouveau l’image et sentis des flots de larmes jaillir sous mes yeux. Des personnes présentes à cette traditionnelle fête annuelle, il ne restait plus que moi. Beaucoup avait été réformées et certaines n’étaient jamais revenues des séjours de récupération organisés par la direction  Quatre décennies s’étaient écoulées et il me semblait être un dinosaure survivant, égaré dans une galaxie désertique.

Je vis alors, comme ceux qui approchent la mort (mais n’était-ce pas après tout une mort que cette réforme) défiler les 40 années de mon existence dans cette boîte. Le changement avait débuté insidieusement sans même que les délégués syndicaux s’en aperçoivent réellement. L’Europe -  la France n’existant plus - avait basculé dans un libéralisme à tout craint. Le patron d’Europe télécom fut remplacé par un robot humanoïde au doux nom de Karl Marx. On apprit bien plus tard que ce nom avait été donné par les actionnaires d’Europe Télécom dans le cadre de mesures visant à déstresser les employés et particulièrement les syndicats qui vivotaient encore. Reconnaissez que pour un ouvrier, s’opposer à Karl Marx, c’était presque tuer le père !

Marx n’était pas programmé pour comprendre les revendications et au bout de trois plaintes répétitives de la part d’un ouvrier celui-ci se voyait avaler son badge d’entrée. N’ayant plus accès au siège, il était accusé d’abandon de poste, faute suprême ne pouvant être expiée que par un séjour plus ou moins long dans l’hôpital psychiatrique d’Europe Télécom.  Marx décida tout d’abord la transformation de notre cadre de travail. La direction argua qu’en coupant  tous liens entre les employés ceux-ci s’en trouveraient plus heureux. Finis les conflits entre collègues, plus de médisances autour de la machine à café, antique objet relégué désormais au musée du travail. On passa donc de l’open space à des enclos éclairés  uniquement à l’électricité. Grâce aux panneaux nucléaires recouvrant le toit, qui se nourrissaient des particules rejetées par les centrales nippones, l’électricité était une denrée totalement gratuite dont on pouvait abuser sans compter. L’espace, appelé foyer, (toujours dans le cadre d’une révolution verbale prônée par les actionnaires) ressemblait à l’intérieur d’un batiscaf ; on y trouvait une table de travail numérique, des toilettes et un distributeur à nourriture. Afin que l’employé ne déprime pas, des couleurs azuréennes ondoyaient sur les murs et un programme musical incitait à une cadence de travail soutenue. Ainsi l’employé confiant pouvait avec ardeur s’enfoncer dans les abysses du labeur sans craindre les requins de la finance. Ayant rapidement accédé à l’échelon d’employé A++, cela  me donnait le droit de choisir les couleurs de mes murs. J’avais opté pour des nuances de bleus bien qu’aimant le rouge mais cette pigmentation était totalement interdite sur les lieux de travail car, disait Karl Marx, elle pouvait rappeler un passé révolutionnaire néfaste à la courbe de croissance économique. Chaque matin, à huit heures tapantes, nous prenions place  sur le siège, face à la table numérique. Ce siège avait, entre autres particularités, celle de prodiguer des massages en fonction des résultats de la journée. Dès que nous y avions pris place, des bras humanoïdes nous maintenaient à notre poste de travail telle une mère refusant le départ de la maison de son dernier en l’entourant d’une tendre possessivité aliénante. Marx nous avait expliqué que les hommes ont besoin, pour travailler dans la sérénité, de chaleur humaine. Afin de recréer le contact qui n’existait plus entre les employés, un ingénieur d’Europ télécom avait mis au point cet ersatz d’humanité à notre profit. Mais ce que Karl avait passé sous silence c’est que ces bras articulés ne nous libéraient que lorsque la table numérique avait estimé notre travail en adéquation avec le plan journalier. Un rendement minimal était nécessaire avant midi pour avoir droit à une libération temporaire vers la machine à nourriture. Celle-ci était conçue afin que les employés suivent sans aucun problème les préceptes   de l’AEPNA (association européenne pour une nourriture adaptée) : plat végétarien avec 5 fruits et 5 légumes, la viande étant proscrite car pouvant provoquer des ardeurs d’agressivité  non contrôlables. Un verre d’eau vitaminée requinquait les plus fatigués. Certains d’entre nous avaient voulu se révolter en refusant de se remettre, après le repas, sur leur chaise de travail. Cependant, la table numérique ne s’allumait que lorsque la personne était assise et enserrée et, à  partir de 18h00, la porte blindée du batiscaf, ne s’ouvrait que lorsque la cadence exigée par le plan journalier, avait été atteinte. Au bout de deux jours d’enfermement, les insurgés durent se rendre à l’évidence qu’aucun choix ne nous était offert. A ce rythme-là, nous avions fini par docilement nous soumettre afin de pouvoir bénéficier d’une RTT donnée à ceux qui dépassaient le rendement demandé. Les RTT ne pouvaient être prises que dans le cadre de l’entreprise. Elles se passaient dans le sous-sol où nous avions droit durant une ou deux heures à jouer au ping-pong sur une table des années 2000, faire une partie de belote, boire un café en fumant une vieille gitane. Tout cela se passait en silence, nous nous méfiions des mots qui pouvaient à tout moment traduire un état d’esprit rebelle nécessitant un redressement verbal au quatrième sous-sol. Un jeune étudiant en avait fait, il y a quelques années, l’amère expérience et il en était ressorti au bout de trois semaines intensives, bègue. Ce handicap le rejeta obligatoirement en marge de la société : non seulement il ne pouvait plus s’exprimer mais, pire, il n’était plus écouté. Le temps, denrée minutée, empêchait quiconque d’attendre que le malheureux ait fini de formuler sa phrase.

Notre étudiant bègue, relégué au foyer 2650, fut à l’origine d’un accident déplorable. Survenu il y a quelques semaines, il signa le déboulonnage de Karl Marx. Ce foyer faisait partie des enclos les plus anciens et les moins bien équipés. Ce matin là, le jeune homme prit place sur son poste de travail comme à l’accoutumée. Lorsqu’arriva le soir et malgré un travail assidu, sa table numérique bugga et considéra le rendement non accompli. Il poursuivit sa tâche sans rien dire mais il s’aperçut rapidement que son outil de travail n’enregistrait plus rien. Il essaya d’appeler, en vain car la musique  noyant son enclos, retentissant de plus en plus fort pour l’inviter à augmenter le rythme couvrait ses hurlements. De plus, depuis peu, Marx avait eu l’ingénieuse idée d’insonoriser nos enclos pour ne pas perturber le travail des autres. C’est au bout d’une semaine seulement, que des odeurs nauséabondes s’infiltrèrent sous les cloisons du foyer 2650 alertant le DRH qui secondait le chef androïde. Lorsqu’ils défoncèrent la porte blindée, ils découvrirent le jeune homme, mort de faim et d’épuisement, affalé sur sa chaise, ses ongles plantés dans les bras qui le tenaient prisonnier.

 Un nouvel androïde remplaça Karl, il s’appelait Bakounine. Il décida d’abattre les murs et de créer des équipes de travail dans de nouveaux open-space. Ainsi, aujourd’hui, mes collègues s’attelaient-ils à l’organisation de leurs nouveaux locaux.

A voir leurs mines fatiguées je me posais la question de savoir si l’indifférence qui se lisait sur leur visage exprimant le cruel reflet de tant d’années de soumission silencieuse et servile parviendrait désormais à s’effacer. J’en étais-là de mes pensées quand une voix nasillarde sortie d’un des hauts parleurs, m’invita à rejoindre le sous sol RTT en compagnie des autres employés. Je remis la photo dans le fond de ma poche et suivis les autres. Lorsque j’eus franchis la porte, je fus accueillie par un big band tonitruant, une grand banderole ornait le mur opposé sur laquelle on pouvait lire : « A bas la réforme ! Vive notre retraitée ! ». Encore toute étourdie, j’entendis l’explosion des bouchons, précédent le tintement des coupes à ma santé. Je ne pus retenir mes larmes : je renaissais !

  • Votre idée de jouer avec le principe, évolutif, de retraite est intéressante. Néanmoins, vous commettez des maladresses qui étaient évitables : Marx et Bakounine discréditent votre histoire, on n'y croit pas. Vous avez tendance à vous perdre dans un trop-plein de détails qui brouillent l'essentiel de votre message. Attention à votre expression qui paraît parfois un peu "forcée", ne boudez pas la simplicité, elle est parfois beaucoup plus efficace.

    · Il y a presque 13 ans ·
    10717 1223136733533 1082428138 699165 1338660 n orig

    abeline

  • Quelques textes que je lis de vous, une grande imagination et une très belle productivité écrite ! Vous avez le droit a une pause bien méritée dans le sous sol :) Bravo Ghyslaine.

    · Il y a presque 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • c'est une bonne description quoique un peu effrayante...

    · Il y a presque 13 ans ·
    New orleans louisiana may 1953 chevrolet orig

    victoria28

  • Efficace et effrayante cette plongée dans les sous-sols !

    · Il y a presque 13 ans ·
    Images 2 orig

    nouontiine

  • Et le champagne aussi YL5 !
    Sinon bravo pour votre imagination, elle fait froid dans le dos votre histoire ...

    · Il y a presque 13 ans ·
    Flottins orig

    sophie-dulac

  • Bien joué et si rapidement. Ouf les bouchons existeraient encore!

    · Il y a presque 13 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

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