Il vaut mieux être pauvre et riche, qu'en bonne santé et malade

Thierry Kagan

Moi, si je gagnais au loto, je me ferais construire une ligne de métro.

Pour moi tout seul.

Pour aller de chez moi au travail. Tous les matins.

Et aussi, tiens ! Une autre, exprès, pour revenir le soir. Du travail à chez moi, par un autre chemin.

Et aussi, je m'achèterais une tonne de tickets. Comme ça, je n'aurais plus jamais à faire la queue.

Ca va ? C'est pas trop con ce que je raconte ?

J'ai une hantise des micros trottoir, pouvez pas savoir.

Alors je m'entraîne.

Et là, je sais pas pourquoi, mais aujourd'hui, je sens que je vais gagner.

Et le pactole !

Et y aura forcément un type à caméra boutonneuse qui fera un gros plan sur ma bobine.

Et un autre type, à côté, pour poser une question d'un banal, j'vous jure. Mais qui aura tout pour me foutre la trouille. Et bien sûr, qui dit gros plan, dit qu'on verra que j'ai chaud. Que je suis mal à l'aise.

Alors qu'avec le fric que j’empocherai, je pourrais les acheter, moi, ces types-là !

Bon. Du calme.

Je n’ai même pas encore le billet de loto en poche.

Ahh ! J'essaie d'oublier que je vais gagner mais je le sens, je le sens !

Comment dire ?

Tiens, une image meilleure que mes longs discours : prenez un slip !

Prenez un slip, je vous dis !

On le met après la douche, pantalon, balade, boulot, il est déjà midi, on ne le sent plus, on l’a oublié.

Pourtant, il est là.

On ne peut pas échapper à son propre slip.

C’est notre destin.

Et vous avez beau voir au travers des pantalons des autres les marques de leurs slips à eux, ça ne vous fait pas pour autant rappeler que vous, vous en portez un.

Eh bien, pour revenir au loto, c’est la même chose et le contraire à la fois.

Je sais que je vais gagner, c’est mon destin, j'essaie d'oublier, mais je ne peux pas croiser un numéro sans sentir que c'est pour aujourd'hui.

Et des numéros, sous les yeux, il y en a partout autour de soi.

Pourquoi je n’ai pas gagné plus tôt ? Ca aussi, c’était mon destin.

Imaginez ! Je gagne : un gosse plein de fric, ça aurait fait des parents pourris, gâtés. Et ça, pas question.

Là, je suis mûr.

Juste ce qu’il faut. Tellement juste ce qu’il faut que je vais au tabac, la tête haute. Même pas peur. Je ne vois rien d’autre que le bulletin sur le présentoir.

Sur le trottoir, je bouscule un gros lard qui m'arrive à la cheville, alors que c’est lui qui me regarde d’en haut, le gros lard - et je m'approche de la porte du tabac.

Bon. Il y a cette femme déjà à l’intérieur. Pas belle, franchement, même moche si on regarde tout séparément, mais l’ensemble vu sous un certain angle, peut être saisissant.

Alors, j’y vais.

Je pousse la porte qui, tiens ! ne se pousse pas mais se tire.

Elle n'est vraiment pas jolie, la fille. Mais un truc se passe entre elle et moi.

Surtout entre moi, je crois.

Alors, pour qu’elle parte vite, je lui propose de lui offrir un Morpion.

On se regarde. Je ne la quitte pas des yeux, elle si.

Et je laisse couler la sonnante sur le trébuchoir. Elle caresse le billet. Je lui propose de gratter... qu'on pourra tirer plus tard... Et puis... comme elle n'a rien gagné, elle fait merci et au revoir et s'en va en poussant la porte alors qu'il y avait marqué "Tirer".

Comme quoi, y en a qui ont de la chance.

Enfin, libre.

Vite... une grille, que je coche, que le type valide et je m'en vais m'assoir pour attendre les résultats.

Il faut manger. Oui, il faut manger !

Sur un mur, il y a une affiche pour une expo de Cézanne, avec deux paires de pommes dans un saladier. C’est vachement créatif, ça, comme association ! Je demande au patron de les faire cuire avec un peu de sucre. Il ne capte pas mon humour.

Pas grave.

Je rajoute que si cela se trouve, les pommes de Cézanne, elles étaient blettes.

Il ne comprend toujours pas. Alors, ses sourcils froncés me laissent le choix entre du riz au lait - qui constipe - une tarte aux pruneaux - qui fait aller - et du riz au pruneaux qui, dans la logique, devrait me calmer.

Parce que là, vraiment, je suis surexcité. Je vais gagner, c’est sûr !

L'heure tourne comme de bien entendu - j'en attends pas moins d'elle - et puis... et puis bien sûr… eh bah... je gagne.

Eh bah oui !

Tous les numéros ? Of course.

Et le numéro complémentaire ? Forcément.

Et je suis le seul sur le coup.

Enorme, ce que je gagne. 150 patates qu’elle a annoncées, la potiche à la télé. 150 PATATES !

Qu'est-ce que je vais bien pouvoir foutre de tout ce fric ?

Je plaisantais pour le coup du métro perso. Je ne me ferai qu’une seule ligne, c’est bien suffisant.

...


- Pardon, monsieur


- Oui ?


- Monsieur, vous avez deux minutes ?


- Euh, pas sur moi, non...


- Monsieur, que pensez-vous des gens plus riches que vous ?


- Euh, comme ça, là, sans... sans réfléchir ?

... Vas-y , gros plan sur son front, je sens qu'il a chaud, qu'il est pas à l'aise...

- Les gens plus riches sont des gens exécrables, bruts, primitifs, impatients, méprisants, qui n’ont pas de parole, pas de valeurs à part d’en avoir toujours plus…

- C’est parfait, ça ! Et donc ?

- J’aime bien…

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