Je l'ai tant aimée.

On écoutait, vautrés au canapé, beaucoup de Piaf, de Bowie, d'Art Mengo, d'Arno, aussi parfois du Philippe. Non, lui, Philippe, c'était à la télé qu'on l'écoutait, en mangeant du jambon debout au 20 heures, pour prendre un peu des news de la planète, le pouls des presque-morts.

Je n'ai jamais écrit de texte sur des sujets de politique : il faudrait une plume un peu moins légère et un avis plus net et précis, moi qui n'est que des doutes.

Betty d'ailleurs dit de moi que je suis un suspicieux, que je me méfie de tout, que mon caractère est de cochon et que seuls encore mes chats m'accordent un peu de crédit.

- T'aurais pas les gamelles, ton Kiki et ton Loulou ils en auraient rien à foutre de toi ! Tu comprends ça ?

Selon elle et ma compréhension, je n'intéressais les animaux que par faim. Je me foutais bien de ce résultat, ayant de quoi tenir un siècle de minous, ayant encore assez de boites à ouvrir et de caresses aussi.

C'était l'année où les voitures roulaient que très peu, voire pas du tout, et où les avis de chacun se prenaient plus facilement et plus vite dans la gueule qu'un platane à 130. C'était l'année où Betty et moi étions de plus en plus l'un sur l'autre en nous touchant pourtant de moins en moins : c'était l'année où je perdais facilement la raison et Betty les occasions : une année confinée. Il m'arrivait parfois de lancer des phrases sans queue ni tête, pour meubler le vide de la terrasse:

- Tu sais Betty, un homme ça ne change ni ne meurt, ça vieilli seulement.

- Un homme ça s'oublie, surtout !

On se faisait tellement de scènes de ménage que nous avions rangé tous les tapis de peur de nous les prendre un par un sans en vérifier le sens du poil ni la provenance:

- J'aime pas les tapis ! Ça tu le sais Betty ! C'est des nids à microbes et quand on invite, ça fait oublier mes peintures aux murs ! Ils disent tous en premier : Oh le joli tapis, c'est vous qui l'avez fait ?

C'était l'année où j'avais retrempé mon pinceau dans le foutre de l'égo, dans cette indulgence un tant soit peu muette et où la moindre petite touche de couleur paraissait on ne peut plus ridicule quant à l'invention du smartphone et de son abonnement en illimité.

J'intéressais Free, Orange, Bouygues et consorts pour mon manque d'activité sur eux. Je payais cash du réseau que je n'utilisais pas: ça laissait de la place aux autres pour dire n'importe quoi.

Je consommais que très peu de data et encore moins de fruits frais. J'avais plus souvent la langue sèche que l'appétit d'un glouton : je buvais plus que je ne mâchais, j'avais la molécule de la bibine en moi (d'après mon vinécologue c'est à la petite communion de ma petite sœur que je l'ai acquise cette petite bête, cette chimie là, au champagne de sa cérémonie à mes 11 ans).

Je regardais plus facilement le rayon à pinard d'un Leclerc que celui des nouvelles technologies à la Fnac. Je trouvais bien plus simple et judicieux de refaire le monde avec un verre de vin que de décrocher un appel à la con, ou de faire un bébé en streaming :

- Allo ?

- Oui, c'est qui ?

- Ben c'est moi ! C'est Betty ! T'as pas mon numéro qui s'affiche ? Ça va ?

- Non j'ai pas ton numéro qui s'affiche ! Oui ça va, et toi ?

- Ben ouais ça va ! T'es où ?

- A la maison ! Où veux-tu que je sois !

- Tu tousses encore ?

...