Je pense

Je pense aux mères, décrites par Pearl Buck et Brecht, les mères courages, celles qui n'en peuvent plus, un jour, comme ça, qui arrivent à saturation, envie de tout balancer, d'aller filer quelques claques aux éducateurs bornés, de hurler leur désarroi, de foutre le feu aux copies pourries, de faire des scandales dans des halls fouleux.

Je pense à ces jours, comme aujourd'hui, où l'on se dit que ça va s'arrêter, les mauvaises nouvelles, que c'est fini, avant de constater que non, ça continue.

Je pense à ceux qui y croient, qu'un jour leur vie sera un long fleuve tranquille, sans grains de sable dans les rouages, sans galet qui roule sous les pieds, sans foudre ni coup de tonnerre.

Je pense que j'aurais pu créer des maillots de bains pour toutes les femmes de la planète. Ce matin j'ai dû donner mon projet à un gus qui fabrique pour les plus grandes marques au Vietnam. Les banques ne prêtent pas facilement aux femmes, encore moins aux cancéreuses.

Je pense à tous ceux qui ont des vies de m....qui sont mal, ne savent plus ni comment ni à qui le dire. Il y a tant de sourds et d'aveugles affublés par erreur de deux yeux, d'une paire d'oreilles et de beaucoup de pouvoirs.

Je pense qu'il y a des jours comme ça, à raconter dans Vie de M. La journée a été pourrie, puis on récupère un de ses gamins, mal, fermé, triste, avec une punition collective, un dialogue écrit à la façon de Molière sans préparation qui vaut une note affreuse, une exclusion dans le couloir pour bavardage, une branlée d'une prof qui passe dans le couloir, menaçante à la veille du conseil de classe, un verdict définitif de la salle huppe de prof de solfège du conservatoire de musique "t'as pas la moyenne en solfège alors tu vas être viré", lequel va conduire un gamin de 13 ans à renoncer à sa guitare, à ses copains, à ses espoirs, à sa vocation, née il y a 10 ans. Tant de travail, de répétitions, de gammes, de concours, d'examens, d'auditions, de larmes pour maîtriser un instrument, prendre du plaisir, faire des boeufs, déchiffrer sans réfléchir, les doigts glissant sur les cordes, le tempo dans le ventre, les harmonies instinctives. 

Je pense que je viens d'envoyer les demandes de dérogation pour échapper à la carte scolaire, histoire que le petiot soit aux portes du palais de la musique plutôt qu'à 25 bornes.

Je pense qu'il va donc falloir expliquer que tout ça n'était rien, du vent, l'espoir d'un gamin encensé par son prof d'instrument, réduit à néant par une prof de théorie.

Je pense que je vais passer pour une conne, ce qui est bien le plus accessoire du tout.

Je pense que ceux qui savent tout, ont toujours raison, décident de l'avenir des enfants, d'un coup de stylo, sans les connaître, sans intuition, sans comprendre le gachis que leurs actes abscons entraînent, l'oeil sur leurs notes et leurs quotats, sont des abrutis qui n'ont rien compris à la vie.

Je pense qu'il faut que je nettoie le canapé sur lequel ma chienne a vomi les 500 grammes de parmesan qu'elle a bouffé par erreur et gourmandise.

Je pense qu'il faut que j'arrête de hurler ma colère en pleurant, que demain, il y en a une à qui je vais faire avaler ses gammes.