Je suis une sorte d’intrus posé sur paysage

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Enfant. Le mythe des trois brigands. Tu roules, assis dans un carrosse, seul avec tes chevaux, nuit noire, crépitement et climat oppressant. Tu crois à la convergence des destins sauf qu’à l’époque tu n’as pas de mots pour exprimer l’idée. C’est une sorte de symbiose où chacun trouve son compte. La petite fille et les brigands. Au début tu regardes les gens avec intérêt. Moins dépendre des autres te vient progressivement. L’idéalisme est encore chevillé au corps. Ca donne des scènes absurdes. Tu échappes parfois au cynisme ambiant mais tu sens déjà la gangrène te gagner. Un spot braqué sur toi : monsieur que pensez-vous de l’avenir ? Et le mythe resurgit. Au même instant mais quelque part ailleurs un embryon se forme, passe par toutes les étapes, grandit, grossit, s’échappe de l’utérus, grandit et grossit de nouveau, passe par toutes les étapes et finit par marcher sur ce quai, devant toi. Vous vous croisez sans même vous regarder. Pourtant son œil retient de cet instant quelque chose d’essentiel. Tu es un détail, mais un détail posé à l’endroit stratégique. Ce n'est pas l'inventeur de la bombe que l'on retiendra, ni le pilote de l'avion, ni les victimes (ou pour un siècle tout au plus) c'est la bombe elle-même parce qu’elle reservira, refera parler d’elle, entretenant avec zèle une célébrité toute méritée.

Adolescent. L’exercice de la contrainte. Ton corps emmailloté se promène dans la campagne, la brume court sur ton torse (l’homme invisible en moins efficace). Tu as l’air con mais tu vis. Tu as recours a quelques stratagèmes, l’idée c’est avant/te sentir mal pour après/te sentir mieux : chaussures trop petites que tu ôtes le soir venu, ceinture trop serrée, poches remplies de cailloux. J’en passe. Cul nu tu déambules, certains rient d’autres s’éloignent. Le froid agit. A la majorité tu ressens un profond soulagement (le pus qui s’échappe de la plaie).  Tu respires enfin. Tu pars de la maison. Habitat vertical. Mouche. Expulse. Le passé s’entretient (des pièces recouvertes de débris et voilà le drame). Tu renonces à l’héritage mais il est déjà trop tard. Tu entres en guerre. Mâchoire serrée. Muscles rôdés à un environnement hostile. N’oublie pas : la réalité est un instrument à cordes, deux ou plus. Tu es pivers. Frotte frotte et cogne ton bec. Tout ce que tu arrives à percer c'est une couche épaisse qui elle-même recouvre une couche épaisse. Tu t'épuises pour rien. Vole ailleurs. Te pose ailleurs. Un insecte murmure la fin du monde. Vu d'en haut la forêt est immense. D'ici ça ne se voit pas. Ce qui te sauve c’est d’échapper à la vue d'ensemble, de ne voir que ce que tes yeux peuvent voir. Pareil sur le trottoir, dans l'immeuble, dans le passé. Tu croises une femme. Tu en es fou. Elle n'existe plus. Tu peux courir après, t'empêcher d'aimer, de vivre, ça ne change rien, elle n'est plus qu'hypothèse.

Adulte. L’abstinence. Une femme nourrie exclusivement au pain azyme sert d’argument.  Admirateur des bons vivants, tu développes une méfiance naturelle envers tous les ascètes, les soupçonnant de seulement suivre la voie tracée. Rien de difficile en somme. Le courage serait pour eux de devenir boulimique ou suivre une troisième voie. Maladies métaboliques exceptées tu penses pareil des gros et tout en vieillissant te laisses aller à une anorexie lente, progressive, en plein dans le prolongement. Le flux du monde coule devant toi, tu te retiens d’y plonger, masques ton envie par de réels dégoûts : l’homme cupide, le guerrier, le gâchis, la méfiance. Après tu n’as plus à te forcer. Tu avances droit sans regarder. L’envie a disparu. Une digue en pierre te sépare des autres. Plus rien ne t’émeus. Un moment d’égarement. Les saveurs reviennent par petites touches. Il est temps de trouver autre chose.

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