Jeux d'enfants

Chris Toffans

Cette année Halloween était encore plus triste que l'année précédente. Seulement quelques toiles d'araignée çà et là sur les vitrines des magasins et de vaines publicités racoleuses auxquelles personne ne prêtait plus attention. La fête des zombies était décidément moribonde de ce côté de l'Atlantique, où l'on avait tenté en vain d'importer les traditions anglo-saxonnes pour en faire un événement commercial juteux. Philippe Grosame était amer. A la tête d'une grande société de conception de produits festifs, il était de ceux qui avaient beaucoup investi dans la perspective d'un développement pérenne de la fête d'Halloween. Seulement voilà, l'engouement pour le macabre avait fait long feu et l'espoir de prospérer sur le thème de l'horreur était presque définitivement enterré. "Bon sang, ils ne savent donc pas s'amuser ici ?", pensait Philippe en traversant nonchalamment la place des Martyrs. "Pourquoi un tel événement ne pourrait-il pas faire recette dans un pays où il puise ses origines ?"

Si les habitants n'avaient pas souhaité se mettre dans l'ambiance du moment, la météo par contre y avait mis du sien. Une brume épaisse s'était déposée sur la ville, rendant la lumière des phares anémique et le contour des choses incertains. Le bruit aussi semblait plus feutré, même si on entendait au loin des enfants crier dans la nuit. "Tiens, on dirait qu'il reste quelques irréductibles dans cette ville de ploucs". Philippe imaginait tous ces petits morveux derrière leurs masques, persuadés de terroriser la terre entière sous leurs déguisements ridicules fabriqués en Chine. "Si y'en a un qui ose  me réclamer quoi que ce soit, je lui fais avaler ses fausses dents, je lui mets le squelette dans le désordre, je lui arrange un maquillage permanent à coup de latte dans la tronche. Ah ils veulent du frisson ! Eh bien ils vont en avoir ". Les gosses, il ne supportait pas. Pour lui les enfants ça servait juste à pousser les parents à sortir leur porte-monnaie. Quelque part il considérait les mioches comme des personnes non finies, des êtres inférieurs, mais qui se croient tout permis parce que justement ils n'ont pas le cerveau assez développé pour comprendre que dans leur situation ils doivent juste fermer leurs gueules et faire ce qu'on leur dit. Sa haine pour les mouflets n'avait d'égale que l'immense déception causée par le fiasco retentissant de sa dernière entreprise. En plus il avait bu ce soir-là, seul, dans un bar des vieux quartiers, pour essayer d'oublier la malchance qui l'accablait depuis trop longtemps.

Les glapissements qu'il avait entendus quelques minutes plus tôt se rapprochaient, titillant ses nerfs fragiles, décuplant sa fureur jusqu'aux confins du tolérable. " Si j'en claquais un vite fait personne ne s'en apercevrait, vu la densité du brouillard et l'absence quasi-totale de circulation à cette heure de la nuit ", estimait Philippe. Il n'était plus très loin de la bande de joyeux drilles. Au coin de la prochaine rue il tomberait dessus. Maintenant il avait vraiment envie d'en coincer un au hasard, n'importe lequel, celui qui aurait le malheur de se tenir un peu à l'écart. Il lui chuchoterait " Eh ! Petit, j'ai quelque chose pour toi. Approche ! " Puis quand le curieux serait à portée de main, il lui arracherait son masque à la con et lui ferait bouffer de la merde de chien ou tout ce qu'il pourrait trouver de bien gerbant, après quoi il le choperait par les pieds et le jetterait dans une poubelle. En pensant au moment de terreur inoubliable qu'il ferait vivre au marmot, Philippe ne pouvait s'empêcher de sourire. Un sourire qui pourtant s'effaça net, lorsqu'il découvrit enfin la scène d'où provenaient les clameurs enfantines…

Le square qui se présentait devant lui était plongé dans un halo bleuté donnant au décor un aspect irréel. Les cris qu'il avait discernés provenaient bien d'enfants, mais la taille imposante de ces derniers ne correspondait pas du tout à leur âge. N'ayant environ qu'une demi-douzaine d'années, ils faisaient au moins trois fois la hauteur d'un adulte, ce qui obligeait Philippe Grosame à lever la tête pour les regarder. "Ma parole, j'ai quand-même pas bu à ce point", s'interrogea le chef d'entreprise. On se serait cru à Brobdingnag dans les voyages de Gulliver. Les géants, qui n'étaient en fait qu'au nombre de deux, s'amusaient ensemble en baragouinant dans un langage totalement incompréhensible. Assis en tailleur, le plus laid et bouffi des deux essayait de faire avancer entre ses jambes ce qui ressemblait à la dépouille inerte d'un labrador. Le chien errant, qui avait eu la mauvaise idée de passer par là, était devenu malgré lui le jouet d'un être sans pitié, dont le seul but était de tester sa résistance. Sur le sol, une longue trainée écarlate témoignait du calvaire que la pauvre bête venait d'endurer. Apparemment le gosse avait appuyé dessus à plusieurs reprises pour tenter de le faire avancer comme une voiture à friction. A quelques pas de là, l'autre mastodonte jouait quant à lui réellement aux voitures. Il avait stoppé un volumineux monospace et entrepris d'en extirper tous les occupants, sans avoir pris le soin de déboucler leurs ceintures au préalable. Il tirait par saccades sur les individus désarticulés, puis faisait taire ceux qui hurlaient trop fort en leur cognant la tête sur le trottoir. Philippe ne pouvait pas croire à ce qu'il était en train d'observer. Une telle atrocité était absolument inconcevable. Dans sa rébellion héroïque, la conductrice du véhicule avait été pratiquement scalpée sous la violence des tractions exercées par son tortionnaire. Elle gisait par terre, ses cheveux blonds ondulant sur le liquide rouge vif qui ruisselait dans le caniveau.

Finalement, lassés par l'atonie de leurs figurines asthéniques, les bambins cherchèrent un nouveau centre d'intérêt. C'est à ce moment précis qu'ils remarquèrent la présence de Philippe. L'observateur incrédule n'avait pas bougé d'un iota, paralysé par l'horreur du spectacle auquel il venait d'assister. Dans une démarche lourde mais décidée, les barbares se précipitèrent sur lui comme deux loups affamés sur une brebis perdue. " Faut que j'me tire d'ici ", balbutia Philippe à haute voix, tout en étant incapable de mouvoir le moindre orteil. Trop tard. Les colosses en culottes courte s'étaient déjà rués sur lui. De près, ils étaient encore plus effrayants. Ils n'avaient pas de dents et sur leurs visages poupins luisait une espèce de liquide visqueux et nauséabond. " Lâchez-moi sales mioches ! Laissez-moi partir ou j'appelle vos parents !" Le coup de l'intimidation était courageux mais c'était peine perdue. Les jérémiades semblaient au contraire attiser la curiosité malsaine des petits fripons.

La bave aux lèvres, l'un des monstres adipeux se mit à observer de plus près son nouveau jouet, le soulevant par la tête pour mieux en apprécier l'anatomie. Philippe pouvait à peine respirer, et encore moins crier. Il sentit une main brutale lui arracher sa veste, puis un à un le reste de ses vêtements. Un frisson d'épouvante lui parcouru le corps. Dans un instinct protecteur il tenta de se protéger les parties génitales mais il était secoué si violemment que ses bras incontrôlables volaient dans tous les sens. Soudain, une douleur insoutenable lui envahit le bas de la jambe. " Merde ! Ce con est en train de me broyer le pied ", pensait Philippe. Le hic c'était que l'autre enflé ne parvenait pas à lui retirer la chaussure gauche et qu'il tirait dessus comme une brute. Les sourcils froncés et les joues cramoisies, celui-ci s'évertua à fournir un dernier effort, bien décidé à parvenir à ses fins. On entendit un craquement sourd, sinistre, sépulcral. Le soulier rétif avait fini par céder, en même temps que la cheville de Philippe. Perplexe, le bambin maladroit regardait alternativement les deux morceaux de sa victime, tandis que son frère désabusé s'éloignait en grommelant. L'horreur était à son comble. Philippe se débattait comme un beau diable, hurlant de douleur et de panique. Il ne voulait pas crever comme ça, aussi bêtement, entre les doigts gourds d'un attardé mental. Attardé mental peut-être, mais pas sourdingue. Les cris de Philippe, perçants et continus, eurent finalement raison de la patience du débile. Pour obtenir la tranquillité qu'il souhaitait, une solution aussi primaire que brutale lui traversa l'esprit. Il attrapa une pierre d'ornement dans le jardinet où il était assis et entreprit de l'enfoncer dans cet orifice remuant qui lui cassait les oreilles. Après le goût du sang, la peur de la mort s'empara de Philippe. Dans les mains du géant blasé il ne bougeait plus, tétanisé. Il se sentit ensuite projeté dans les airs, avant de retomber lourdement dans un espace sombre aux parois métalliques. L'odeur pestilentielle lui suggéra qu'il se trouvait dans une benne à ordures.

Sonné, abattu, accablé de désespoir, il se laissa sombrer dans une profonde léthargie. Au dehors il entendait vaguement les plaintes déchirantes de femmes en détresse, preuves que le massacre continuait de plus belle en son absence. La somnolence le gagnait peu à peu, rythmée par les pleurs étouffés d'enfants en bas âge. Au bout d’un certain temps, il lui sembla que quelqu'un prononçait son nom. " Monsieur Grosame ! ", " Monsieur Grosame !!! " Etait-ce la réalité ou est-ce que son esprit défaillant lui jouait des tours ? " Monsieur Grosame ! " Il y avait définitivement une voix qui l'appelait. " Monsieur Grosame, votre femme a accouché ! ". Il émergea enfin, plissant ses yeux engourdis de sommeil pour se protéger de la lumière crue des néons. Une sage-femme se tenait debout devant lui, tout sourire. La maternité... L’accouchement... La naissance des petits à laquelle il n'avait pas voulu assister... Tout lui revenait en bloc à présent. "Vous pouvez venir Monsieur Grosame, l'accouchement s'est déroulé sans problème. Les jumeaux vont très bien. L'un des deux enfants aurait à priori un problème à une jambe mais ne vous inquiétez pas, le docteur assure que cela pourra être résolu grâce à une petite intervention chirurgicale".

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