Josué nu

Marion Danan

« Pardonnez-moi Pierre, je n'avais pas vu que vous étiez au téléphone !», s'excusa Josué complétement nu en ressortant de la pièce.

Pierre lui fit signe de rester en lui indiquant le siège. Josué fit donc demi-tour sur la pointe des pieds grimaçant à chaque craquement du parquet.

 

Josué avait deux vies. Celle qu'il vivait et celle qu'il croyait vivre. Ces deux moments de lui étaient tellement marqués, qu'il avait décidé de consulter les 12 réponses de l'annuaire pour la rubrique « psychologue ». Il avait perdu un temps et une énergie folle pour résultat lamentable, il n'était pas plus avancé que 12 analystes plus tôt. Il y avait égalité parfaite de diagnostic : 6 le pensaient mythomane, les 6 autres l'avaient déclaré schizophrène.

Josué, dans une logique qui n'appartenait qu'à lui, était convaincu que le 13ème serait le bon. Oui un numéro 13 pour venir à bout du malheur tombait sous le sens.

 

Pierre Gombrich, juif par sa mère, catholique par son père, était psychologue et exerçait aux 13 impasses du pied de veau. Suite à une erreur de la préposée de la Poste, Pierre Gombrich s'était retrouvé classé, non pas dans la catégorie psychologue mais dans celle de magnétiseur. Cela avait beaucoup amusé Pierre, qui voyant cela comme un clin d'œil du destin, n'avait pas fait corriger l'impair. Il avait choisi la psychologie par vocation, convaincu que la plupart des maux venait d'en haut. Très vite, il s'était intéressé à l'interaction de la nature sur la vie et avait orienté sa science en ce sens. Il se disait psycho-naturopathe…de là à rebouteux il n'y avait qu'un pas, que la Poste avait franchi. Il semblait donc tout indiqué pour juguler les nombreux drames de Josué.

Ses débuts avait été difficiles, non par manque de patients ; il avait eu la bonne idée de revenir s'installer dans son trou perdu, délaissé par la profession, après de brillantes études à la capitale ; mais la salle d'attente ne s'était vraiment remplie qu'une fois le rififi calmé.

En effet, là où des praticiens plus conventionnels avaient installé un divan, Pierre Gombrich y avait placé un bidet. Ses consultations se déroulaient toujours nu. Nul vice, Pierre Gombrich ne travaillait avec l'humain que dans son état primaire. Sans vêtement, pas de triche. Pour lui l'habit était un masque qui pervertissait le jugement de soi, travestissait les relations avec autrui et faisait obstacle à un travail efficace. Passer des mois ou des années à aider un patient à se défaire de ses illusions, lui semblait une hérésie purement lucrative, quand il suffisait de le dévêtir pour accéder directement au cœur des choses.

Evidemment, les mœurs locales avaient été fortement ébranlées, mais à force de clamer l'innocence et la cohérence de sa méthode, même les plus pudiques avait fini par se laisser déshabiller. Ses facilités de règlement avaient aussi contribué à gagner la confiance : l'on pouvait le payer tout de suite ou plus tard, en espèce ou par carte, cheque, services, troc, ticket restaurant et même en traveller check !

 

Pierre Gombrich avait très vite compris que le problème de Josué n'était pas ses 2 vies à proprement parler, mais plus plutôt le fait que ses 2 vies compliquaient sa quête.

Dans la vie que Josué vivait, il n'y avait rien d'étincelant. De son métier, à sa vie sentimentale en passant par ses relations avec ses amis, tout, absolument tout, était médiocre, insipide et sans couleur. Il rêvait d'une autre vie plus éblouissante.

Dans la vie qu'il croyait vivre, il était génial : à la fois le pilier de famille et le meilleur ami, toujours à la pointe de la mode, précurseur en tout. Il était celui que l'on enviait et celui que l'on écoutait.

Une fois, il avait failli basculer dans cette vie. Mais, changer, choisir d'être heureux, demande du courage et Josué n'en avait pas. Tout s'était déréglé à cet instant car il avait perdu le fil, il ne savait plus laquelle le rendait le plus malheureux. Il était désormais frustré car il savait que la médiocrité dans laquelle il pataugeait était à lui. C'était la sienne, celle qui l'habitait et lui donnait sa consistance. En n'ayant pas la force d'y renoncer pour une vie meilleure, il avait rendu son fantasme gris.

Il avait donc cherché un spécialiste qui pourrait l'aider à démêler son nœud imaginaire.

La méthode de Pierre Gombrich avait beaucoup aidé Josué. Nu, il s'éloignait de la vie qu'il avait cru vivre, le subterfuge vestimentaire étant resté au vestiaire.

 

 

Pierre Gombrich raccrocha enfin en le téléphone et la séance se déroula comme à son habitude. Nu, une température aussi douce que la lumière, les deux hommes avaient beaucoup échangé. Les mots bruts, ce que l'on prononce sans artifice, était les plus percutants. Pierre Gombrich avait décidé de dévoiler son diagnostic.

« Josué, je ne crois pas que vous cherchiez à aller mieux, je crois, que vous cherchez laquelle de vos deux vies vous rends le plus malheureux pour la vivre plus intensément. Je crois que vous n'êtes heureux que malheureux…acceptez le et tout rentrera dans l'ordre. »

Josué sentit quelque chose se crisper en lui, comme une gigantesque crampe. Son corps était devenu, comme du linge que l'on essore. Et puis tout devint plus léger. C'était ça. Ses vies ne faisaient sens que dans le malheur et les soucis ; il lui était plus facile d'être une victime qu'un héros…

En rentrant chez lui Josué, décida de s'arrêter manger dans sa cantine pour fêter cette nouvelle. Quand le steak qu'il avait commandé saignant arriva trop cuit, il se réjouit à l'idée de devoir s'en plaindre ; les choses se rééquilibraient, enfin.

 

Pierre Gombrich, lui resta un peu seul à son bureau. Ces séances, lui demandait beaucoup d'énergie. C'était comme si il devenait l'autre et cela l'épuisait. Quand il finissait une thérapie comme c'était le cas avec Josué, il était toujours un peu triste et nostalgique. Il fallait tout recommencer à zéro, tourner une nouvelle page. Redevenir vierge. Pour y arriver, Pierre avait son rituel. Il se leva de son siège, alluma toutes les lumières, s'accroupi face au bidet, le boucha et ouvrit les robinets. A son tour il se déshabilla, pliant soigneusement son costume, et posa ses sous-vêtements sur le tabouret. Pierre Gombrich saisi le savon et enfin, se lava le corps jusqu'à l'âme.




Texte écrit sous contraintes (10 mots : pied-de-veau, saignant, clamer, rififi,  juif, jugulé, bidet,  primaire, traveler-check , trou; le début "pardonnez Pierre" et la fin "il se lave le corps jusqu'à l'âme", un thème : toujours nu) 

  • Malheureusement justement vu ces champions du malheur existent mais ont infiniment moins de talent pour reconnaître leur penchant morbide que le co-héros de l'histoire. Très bon !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Droopy bogie orig

    koss-ultane

  • exexexexcecececellentllent marion très drôle mais pas tant si on creuse en pensant à la condition humaine....excellente idée de départ. braffo braffo

    · Il y a plus de 9 ans ·
    P 20140419 154141 1 smalllll2

    Christophe Paris

  • Tres original et tres drole! bon texte

    · Il y a plus de 9 ans ·
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    jasy-santo

  • Tu fais bien de préciser à la fin que c'est un texte écrit sous (la) contrainte(s) !!!
    Chaque ligne je me demandais quelle mouche t'avait piqué.
    Prouesse réalisée avec brio. C'est tordu à souhait et délicieusement délirant.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

    • Merci Wen de ta fidélité et ton commentaire.... très touchée!

      · Il y a plus de 9 ans ·
      B wgreek

      Marion Danan

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