Jusqu'aux épaules

Gillian Arnoux

Longtemps je me suis imaginé que le pire cauchemar d’un auteur serait d’égarer un manuscrit à peine achevé. Une hantise commune à tous les écrivains je suppose. Se coucher l’encre à peine sèche et se réveiller le lendemain, un vide à la place de ce précieux tas de feuilles sur son bureau. Je sais aujourd’hui que je n’avais pas contemplé le pire, comme le voir se faire disperser aux quatre vents par sa propre femme. Une blessure mortelle.

La découverte de ma liaison avec Sophie emporte ses gestes de colère. Elle menace d’expédier mon dernier roman par la fenêtre de notre appartement. Dans l’instant d’après, les pages s’éparpillent dans les airs sous une pluie battante. Elles dévalent les quatre étages alourdies par le poids des gouttes. Devant la fenêtre grande ouverte, je les contemple s’agglutiner dans le caniveau et devenir une bouillie pâteuse dont s’échappe inexorablement un mince filet d’encre noire. En rebondissant sur le garde-fou, des éclaboussures dessinent déjà de minuscules auréoles sur ma chemise quand la porte d’entrée claque violemment derrière moi.

Le lendemain je me résous au suicide. Me retournant dans notre grand lit froid, je me sens si seul et démuni que ma première pulsion est de me précipiter dans la cuisine. La radio crache une mélodie bon marché qui ironiquement sera le dernier son que j’entendrai avant de mourir. Je m’agenouille devant la cuisinière et engouffre ma tête dans le four jusqu’aux épaules. En tournant à fond le bouton du gaz, je revois les papiers virevolter dans le vent et se cribler de trous au rythme des assauts de la pluie. Les yeux fermés, je respire à plein poumons l’odeur de la graisse recuite. Une musiquette annonce les nouvelles de onze heures. « Grève surprise des employés du gaz. Des milliers de foyers sont privés de gaz depuis ce matin. Réactions au micro de notre envoyé spécial… »

L’information me percute comme une balle de pistolet. Refermant la porte du four, je me relève les jambes tremblantes. J’enfile instinctivement mon imperméable par dessus mon pyjama et cours dans la rue pour rejoindre la station de métro la plus proche. Il me semble parcourir des kilomètres de couloirs souterrains avant d’atteindre les voies. Le souffle court, je parcours tout le quai pour me positionner à l’endroit précis où le train entre en gare encore à pleine vitesse. Je suis seul sur le quai et aucun bruit ne trouble le silence. D’un regard déterminé, je fixe la lumière verte devant moi attendant impatient qu’elle devienne rouge pour sauter. Cinq… Dix… Quinze minutes s’écoulent sans que rien ne se passe. Quelques voyageurs attendent désormais du côté de la sortie. Certains s’impatientent regardant énervés leurs montres quand un message retentit dans la station. « Trafic interrompu sur la ligne pour cause d’incident de personne. Veuillez-nous excuser pour le désagrément. »

Le destin s’acharne donc contre moi. Je ne peux croire que j’ai été devancé par un voyageur tout aussi désespéré que moi, mais qui lui a eu l’illumination d’en finir quelques stations plus haut sur la ligne. Mes pas me dirigent résigné vers la sortie. Au cœur du mois d’août, la rue est déserte à l’image d’une ville évacuée à l’aube d’une catastrophe. Je décide alors de me jeter du pont. En direction du fleuve, le trottoir semble par endroits s’incurver sous l’effet de la chaleur oppressante et humide. Engoncé dans mon épaisse carapace de toile, de grosses gouttes de sueur perlent sur mon front. Elles commencent à me brûler les yeux quand j’aperçois au loin l’enseigne d’une armurerie. Je comprends d’instinct que mon sort sera scellé par un coup de revolver. Attiré comme un papillon de nuit par la lumière, je me mets à courir vers la devanture ornée de fusils et de photos de gibier. Pourtant, à quelques mètres du but, la vue de grilles solidement cadenassées au sol brise net mon élan. Derrière le treillis de métal, une affichette manuscrite est collée sur la porte. « Fermé pour cause de vacances. Chez Smith réouvrira ses portes deux semaines avant l’ouverture de la chasse. »

Le visage empourpré de colère je hurle dans la rue, injuriant la vitrine de tout son long et insultant son propriétaire de fasciste fainéant. A l’horizon, un éclair déchire subitement le ciel et me fait sursauter. Entendant le fleuve s’écouler non loin, je reprends mes longues enjambées. Sur les docks, je veux rejoindre le pont, mais la route est encombrée de gravas, la chaussée éclatée. Me frayant difficilement un chemin, un panneau stoppe définitivement mon pas au bout de cent mètres. « Accès interdit pour cause de travaux. Pont endommagé par des pluies torrentielles. »

Les genoux à même la poussière du sol, je suis désemparé par ma propre impuissance. Balayé par un vent de plus en plus violent, les minutes qui suivent me paraissent des heures. Et mes mains ne se décollent de mes joues imbibées de larmes qu’à la pensée du flacon de somnifères que ma femme garde dans la table de nuit. Galvanisé, je cours d’une traite à la maison. Devant la serrure, je cherche en vain les clés dans mes poches quand j’entends sa voix derrière la porte. D’abord lointaine, puis de plus en plus proche et claire. Une main me secoue doucement l’épaule.

« Réveille-toi chéri, nous allons être en retard. Il est déjà dix-neuf heures, tu dois t’habiller pour ce soir.»

Dans une longue robe de soirée noire, ma femme s’éloigne du lit en direction du miroir. Elle décale délicatement sa tête sur le côté et accroche de longs pendants argentés à ses oreilles. A demi-conscient, je pénètre dans la salle de bain et m’asperge la figure d’eau froide. Ma tête est encore lourde quand j’entends sa voix étouffée à travers la porte entrouverte.

« Tu as eu un sommeil très agité. Qui est cette Sophie dont tu as prononcé plusieurs fois le nom ? »

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