La balle au bond

Sabine Dormond

La balle au bond

Je la sens pas, mais alors pas du tout. Mon mari m’a confié la mission de me glisser chez les voisins pour y reposer un objet compromettant, pendant qu’il les retient chez nous, sous prétexte de négocier la restitution dudit objet. Dit comme ça, ça paraît abracadabrant. Ce qui est sûr, c’est que ça sent le plan foireux à des lieues à la ronde. Comment ai-je pu me mettre dans une situation pareille ? On était pourtant si contents de venir s’installer ici ! D’avoir pu acquérir cette adorable petite villa sur les hauts de Montreux, avec un salon panoramique dont la baie vitrée permet d’embrasser le lac Léman dans toute sa longueur, de sorte que l’autre côté se confond avec la ligne de l’horizon, donnant à notre résidence des allures de bord de mer. Grâce au jardin dont les quelques arbres exotiques témoignent du microclimat de la commune, nos enfants allaient enfin pouvoir se défouler sans contrainte, avec toute la vivacité de leur âge. C’était compter sans les voisins.

A peine avions-nous terminé de défaire les cartons, Monsieur K. est venu sonner à la porte. L’air accablé, la soixantaine revêche, asséché par une vie de repli et d’austérité, il tenait entre les mains un ballon, comme on brandit un acte d’accusation. « Sprechen Sie deutsch ? », m’a-t-il demandé en guise de bonjour. J’ai opiné. Mal m’en a pris. Voilà ce que c’est d’étaler son savoir. Monsieur, à qui nous avons par la suite donné le sobriquet de Thuya, car il en avait la gaieté et l’originalité, m’a mitraillé une rafale de doléances. Nos enfants l’importunaient. Il leur était demandé de s’ébattre en silence, de rire moins bruyamment et surtout de s’abstenir de lancer des ballons par-dessus la haie. Dans sa mansuétude, Thuya daignait nous restituer celui qui venait de terminer sa course dans sa propriété, quand bien même son épouse avait failli se le ramasser sur la tête. Mais ce serait le dernier. Si la chose venait à se reproduire, l’objet du délit serait désormais confisqué.

J’ai averti mes fils de faire attention à la trajectoire de leurs tirs et invité, en guise de représailles, plusieurs enfants du quartier à une petite fête dans notre jardin, histoire de faire connaissance avec les nouveaux voisins. Et aussi d’assurer, côté décibels. Mais avant que n’arrive le jour de cette petite réception, le beau ballon de foot que mon cadet venait de recevoir pour son anniversaire était à nouveau allé se perdre du côté fatidique de la haie. Au vu des circonstances et malgré les larmes de mon petit Léo, il me parut peu opportun de chercher à le récupérer tout de suite. Dans l’immédiat, les enfants n’auraient qu’à jouer avec le ballon de Hector, en faisant bien attention à ne surtout pas…

Ce qui devait arriver arriva, alors même que les cris de la joyeuse bande qui s’égayait autour de mon domicile mettaient les nerfs des Thuya à rude épreuve. J’attendis une réaction. Rien. Etaient-ils partis ? Ou se contentaient-ils de thésauriser désormais les ballons ? Je n’allais tout de même pas les laisser se constituer une collection sur le dos de mes fils. Certes, il faudrait présenter des excuses, prendre des mesures pour éviter que l’incident ne se répète, mais je n’allais tout de même pas laisser ces vieux grincheux s’approprier tout ce qui pénétrait sur leur terrain. Prenant mon courage à deux mains, je franchis le portail de leur propriété, balayant le jardin du regard.

Ce que je vis m’arracha un cri d’effroi. Le ballon d’Hector gisait au bout d’une plate-bande complètement dévastée. Toute une alignée de glaïeuls couchés, les pétales en carafe, le bulbe à l’air, des narcisses dégommés, des tulipes éméchées, des jonquilles alanguies témoignait de la violence de l’impact. A l’évidence, le quartier abritait un futur grand nom du football, un buteur hors pair dont le talent me causait pour l’instant un vif embarras. J’étais venue pour m’expliquer, mais l’étendue des dégâts me faisait maintenant hésiter. Avant que je n’aie le temps d’y réfléchir, j’entendis, sur le chemin menant à la propriété, les voix encore lointaines mais tonitruantes de mes voisins en pleine dispute. Monsieur semblait particulièrement excédé. Le timbre encore plus sec et cassant que de coutume, il déversait sur sa femme un intarissable torrent d’invectives. Celle-ci n’était pas en reste et ses contre-attaques en règle en rajoutaient à l’humeur massacrante de son mari. Ce n’était pas le moment le plus propice à une explication.

Dans un mouvement de panique, je lançai la pièce à conviction par-dessus la haie et, puisque le couple me barrait le chemin de la sortie, je me rapprochai de la maison, en quête d’un endroit où me dissimuler. Sur la terrasse, j’étais à découvert. Mais la porte vitrée de la véranda était entre-ouverte. N’écoutant plus que mon instinct de bête traquée, je me glissai dans leur salon et me cachai derrière un fauteuil. Quelques minutes plus tard, des pas résonnaient dans le hall d’entrée, puis des voix s’élevèrent côté cuisine. Accaparés par leur dispute, les voisins n’avait pas prêté attention à l’état de leur plate-bande. Pour moi, la voie était maintenant libre. A pas feutrés, l’oreille tendue, je me dirigeai vers la porte d’entrée. Au moment où j’allais la franchir, j’aperçus sur le porte-manteau du vestibule, le ballon de Léo et m’en emparai prestement.

L’erreur à ne pas commettre, d’après mon mari : « Mais enfin réfléchis ! ça prouve que tu t’es introduite chez eux. Tu sais ce que ça peut coûter, une violation de domicile ? » J’arguai que la porte était ouverte, qu’il n’y avait rien eu à forcer, mais mon mari resta intraitable. Et finit par me convaincre qu’à ce stade, la seule solution était d’aller remettre le ballon où je l’avais pris.

Ce plan, je le sens pas du tout, et pourtant tout se passe à merveille. Quand je reviens, mission accomplie, les Thuya palabrent toujours avec mon mari. Ils sont en train de lui expliquer que le berger allemand des voisins du dessus a saccagé leur jardin en allant déterrer un os dans leurs plates-bandes.

  • Pour faire équilibre au bonheur d'avoir une jolie maison, Dieu a crée le Voisin !

    · Il y a presque 8 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • Merci Astrov pour votre commentaire plein d'humour et d'avoir pris le temps de lire ces petits textes. Vous me rappelez ainsi que je n'ai plus mis la souris sur ce site depuis bien longtemps

      · Il y a presque 8 ans ·
      Sab   oli 073 orig

      Sabine Dormond

  • J'aime :)

    · Il y a presque 14 ans ·
    Img 1576 orig

    lull

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