La Bête

fenris

Un instant d'égarement dans l'ascenseur d'une multinationale ...

Je viens d'enfoncer le bouton du neuvième, lorsqu'elle me fait signe de retenir la porte. Élancée, blonde, elle doit avoir dans les vingt-cinq ans. Le bel âge. L'assaut du temps me rappelle brusquement quel jour nous sommes …

Mon quinzième anniversaire. Enfin, cela fait quinze ans tout juste aujourd'hui que j'ai intégré cette multinationale. Même si à ce niveau, il est plus pertinent de parler de monstre économique. Elle possède toutes les caractéristiques d'un organisme doué de vie, et en constante mutation. Des bureaux, des usines, des filiales poussent sans arrêt sur son dos comme autant d'appendices, témoignant d'une nouvelle forme de darwinisme dans laquelle l'évolution n'est plus régie que par les marchés financiers.

Le mâle alpha s'impose par son chiffre d'affaire, les OPA ont remplacé les parades nuptiales, et le profit est devenu l'unique critère de sélection naturelle pour ces grands prédateurs dont seul le plus agressif accèdera au droit de perpétuer sa lignée. Tuer les concurrents, inséminer leurs harems de sous-traitants … La compétition pour la survie a traversé les millions d'années, sauf que dans ce nouveau bestiaire, le sexe a disparu. Le PDG bande-t-il sous la table dans la salle de réunion lorsqu'il signe une fusion-acquisition ? J'en doute.

À moins que le plaisir ne se situe à un autre niveau, plus global. C'est cette Bête toute entière, qui veut se reproduire. Les employés y prennent autant de plaisir que des gamètes au cours d'un coït, réduits au rôle de vecteur de ce patrimoine génétique qu'est la culture d'entreprise. Nous ne sommes que des cellules. La terminologie toute à la fois biologique et carcérale du terme résume bien l'absence de liberté que nous offre cette existence.

Je m'amuse du contraste entre l'élégance guindée de ces cadres en costume, et la sauvagerie de la déité à laquelle ils sacrifient leurs vies. Comme ces créatures mythologiques devant lesquelles se seraient prosternés les premiers hommes, elle exige un tribut de temps à autres : une vague de licenciements, une délocalisation … Et se repaît de ses propres dévots, pour mieux asseoir sa puissance et assouvir ses bas-instincts : dévorer, essaimer, étendre son domaine et féconder tout ce qui s'y trouve, de gré ou de force.

Je prends soudainement conscience que je ne m'appartiens plus. Le monstre s'est nourri de moi. Les sucs excrétés par ses viscères ont imprégné et dissout chaque parcelle de mon être, que la DRH a ensuite réassemblé à sa convenance. Mes lectures ne sont plus faites que de notes de services, je n'emprunte mes DVD qu'à la médiathèque des employés, mes enfants partent en vacances avec le comité d'entreprise.

La vie que m'ont donnée mes parents a pris fin le jour où j'ai signé mon contrat d'embauche. Et depuis la Bête a tout choisi, de ma fonction jusqu'à l'uniformité vestimentaire à laquelle j'ai dû me conformer. J'ai évolué, naturellement, au gré de mes promotions, des postes qui m'ont été confiés. Aujourd'hui j'ai la charge de plusieurs projets. Cependant cette vie-là ne résulte pas de mes choix, mais de ceux qu'Elle a faits pour moi. Aussi ai-je quinze ans. Il est devenu logique de dater ma naissance, du jour de mon assimilation par ce corps monstrueux.

Et juste au moment où je fais ce constat, voici qu'apparaît une touche de couleur dans ce paysage tout en nuances de gris. Elle n'est plus qu'à cinq mètres de l'ascenseur. Je l'ai déjà aperçue, sans réellement la remarquer. Tout au plus lui ai-je cédé le passage sur les tourniquets du hall d'entrée, ou l'ai-je dépannée d'une serviette à la cafétéria. Une tête au milieu de la foule. Pourtant ce matin elle m'inspire autre chose. Une envie, presque un désir. Sa beauté me frappe, son maintien et le dynamisme de sa démarche témoignent d'une grande assurance, déjà bien rôdée aux mécanismes de la Bête. Son visage porte encore la fraîcheur d'une jeunesse qui fait écho à mon ancienne vie. Et pour la première fois depuis longtemps, je me dis que je n'ai que quarante ans, et qu'après tout ce n'est pas si vieux.

Le cliquetis précédent la fermeture se fait entendre, et avant que j'aie pu arrêter une décision raisonnée, le sac de mon laptop se retrouve entre les portes, occultant la cellule photoélectrique. Elle presse le pas. Ses cheveux lisses ondulent autour de ses épaules, tandis que ses jambes se débattent dans le fourreau trop étroit de la jupe noire qui étreint ses hanches. Son buste oscille avec souplesse sous son chemisier au rythme de ses pas. Je regarde ailleurs lorsqu'elle pénètre enfin dans la cabine en me soufflant un « Merci ».

J'aperçois un peu plus loin la silhouette d'Yvan, qui domine la foule de son mètre quatre-vingt-quinze. Il accélère à son tour, mais nos regards ne se sont pas croisés. Il ignore que je l'ai vu. Sans savoir exactement pourquoi, j'ôte l'obstacle et laisse les portes se refermer.

Il n'y a plus qu'elle et moi, partageant pour quelques dizaines de secondes l'exiguïté de ce lieu. Je lui demande à quel étage elle se rend.

- Sixième, me répond-t-elle avec un sourire.

Elle porte un maquillage discret. Ses lèvres brillent de reflets roses, légèrement humides. Un fin trait d'eyeliner rehausse la profondeur bleue de ses yeux. Je réalise que je suis en train de la dévisager et me détourne pour appuyer sur le numéro six.

Nous sommes au mois de mai, cependant l'été a pris de l'avance. Elle porte la veste de son tailleur pliée sur son avant-bras, et les deux premiers boutons de son col sont défaits, découvrant la naissance de son décolleté. Rien d'outrageux. Et puis l'assouvissement des bas-instincts est devenu le privilège exclusif de la Bête, aujourd'hui. Son ventre n'abrite que des personnes consciencieuses et entièrement vouées à leur travail, n'est-ce pas ?

Elle exhale un parfum subtil où se mêlent des notes de vanille et de mandarine. Plus une autre fragrance, légèrement poivrée. Un grondement sourd me révèle que c'est son odeur à elle. J'éprouve une sensation confuse à l'idée que cette olfaction témoigne du mélange de nos matières. Quelques phéromones exsudées par elle et qui, après avoir franchi le seuil de mes narines, tracent leur chemin à travers mes bronches, mes poumons, pour finalement se mêler à mon sang. La pensée de cette intimité me trouble plus que je ne le voudrais. Un peu de tenue, que diable ! Que penserait-on si …

Mais l'idée persiste, portée par cette suavité qui s'insinue en moi, et coupe court à ma tentative de sermon. J'assiste alors, entre culpabilité et jubilation, au spectacle de mes pensées jaillissant hors de leur chrysalide pour prendre la forme d'une faim dévorante, amorale. Les ombres sont plus diffuses sous la lumière du plafonnier. Sa poitrine paraît plus abondante, et l'étoffe de son chemisier, plus fine. Je devine les ciselures de son soutien-gorge, gonflé par sa respiration devenue assourdissante dans cet espace confiné. Ma raison glisse doucement, cédant à l'appel de sa chair comme Ulysse au chant des sirènes.

Une série d'alarmes se met à hurler désespérément dans ma tête. Pensées inappropriées. Rentrer dans le rang. Se conformer au modèle. Je devrais ne penser qu'à mon agenda, à mes emails, à la réunion de dix heures. Servir la Bête, rien d'autre.

Tout vole en éclat. Non, la Bête ne m'a pas tout pris ! Je possède encore des instincts, moi aussi. Je désire cette femme. Je veux me fondre en elle, la goûter, sentir nos corps vibrer, oublier ma servitude et vivre ! Au diable les normes ! Je veux jouir de l'instant présent, m'abandonner à la pulsion primitive qui me consume. Tant pis pour ma carrière, ma réputation, ma famille !

Nos yeux qui erraient jusqu'alors au plafond et sur les murs de la cabine finissent par se rencontrer. Une étincelle dans une poudrière. Elle met l'ascenseur en panne alors que je l'attrape par la taille et l'attire à moi. Nos lèvres se trouvent dans le déferlement soyeux de sa chevelure et ouvrent avec gourmandise le bal à nos langues enlacées. Elle défait d'une main experte les boutons de son chemisier tandis que j'enfouis mon visage dans son cou et fais courir ma bouche sur l'intimité lisse de sa peau. Une bretelle de son soutien-gorge glisse, m'offrant la nudité blanche de sa clavicule et le précieux secret d'un grain de beauté. Quittant sa nuque pour descendre entre ses omoplates, je trouve les agrafes et les fait sauter en un éclair. Ses seins bondissent hors de leurs bonnets, tièdes et pleins comme des fruits gorgés de jus appelant mes lèvres assoiffées. Je m'y abouche avec gourmandise, découvrant la saveur douceâtre de ses aréoles rosées. Mes paumes se repaissent de ses hanches, descendent derrière ses cuisses et trouvent le bord de sa jupe. Je la retrousse, monte avec fièvre jusqu'à ce que le nylon des bas cède place au velouté de la peau. Elle passe les doigts dans mes cheveux tandis que je m'attarde sur les reliefs de son ventre, puis je sens une pression qui me pousse vers le bas, juste assez douce pour ne pas me forcer, juste assez impérieuse pour me dire l'urgence de son désir. Alors je reprends ma descente et m'immerge, extatique, sous sa ceinture où mon visage caresse la dentelle de sa culotte. Un ultime triangle de tissu ouvragé, derrière lequel je sens la promesse chaude et palpitante d'une chair avide des délicatesses de ma langue. J'embrasse son sexe à travers la lingerie, et …

« Ding ! »

Je reviens sur terre. Sixième étage. Elle m'adresse un sourire et me salue, puis sort tout en enfilant sa veste. Mon cœur bat à tout rompre. A-t-elle deviné quelles pensées m'habitent ? Je prie pour qu'il n'en soit rien. Jamais cela ne m'était arrivé, mais une rumeur aurait vite fait de se répandre et de plomber ma carrière.

Non, elle n'a pas dû s'en apercevoir. Tout s'est déroulé au fond de moi, à l'abri des regards indiscrets. Quelques secondes d'interdit. Le plus beau des cadeaux d'anniversaire, en un pareil endroit. Une enclave de liberté, qui me permettra de garder un semblant d'équilibre. Il faut bien cela, quand on est à la fois responsable de projet et mère de trois enfants.

  • J'adore !... et la chute !..... ;-)

    · Il y a presque 8 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • Merci infiniment. Un amusant exercice technique.

      · Il y a presque 8 ans ·
      Brain2

      fenris

  • Bravo !

    · Il y a presque 9 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

    • Merci :-)

      · Il y a presque 8 ans ·
      Brain2

      fenris

  • J'adore la chute !! :) très bien joué

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Merci à vous. Et bravo pour votre production.

      · Il y a presque 8 ans ·
      Brain2

      fenris

    • Je ne savais pas que vous m'aviez lue. J'aime beaucoup votre plume, alors le bravo me touche. merci :)

      · Il y a presque 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Sublime ce texte, où raffinement et élégance côtoient la déliquescence clinique d'un capitalisme anthropophage. Cela pourrait être une scène additionnelle de "BRAZIL", le film de Terry GILLIAM...Si la scène fantasmée est très croustillante, que dire de la pirouette finale qui fait magistralement voler en éclats les représentations ultra-codifiées qu'on se fait de ce type de relations?? Félicitations.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Default user

    graz

    • Merci beaucoup ; heureux qu'il vous ait plu, et extrêmement flatté de la comparaison à Brazil. Je n'y pensais pas consciemment lorsque je l'ai rédigée, mais vue l'estime dans laquelle je tiens ce film, il est clair qu'il a dû m'influencer.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Brain2

      fenris

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