LA CARAVANE
jones
LA CARAVANE
La voix de Tom Waits crachouillait dans l’auto radio de la Mercedes et j’ai subtilement monté le son. L’endroit me paraissait approprié. Une petite bande de lande déserte bordée d’arbres faisant face à la mer, en haut d’une falaise avec un gros bunker sale se morfondant crânement devant les flots et deux ou trois lumières de navires qui agitaient l’horizon. J’ai retiré mes chaussures, c’était un moment que j’aimais particulièrement surtout quand la route avait été longue et fatigante. Elle, grogna doucement sans se réveiller, allongée sur la banquette arrière. Je repensais un instant à tout le travail qui m’attendait : installer la caravane, assurer les branchements, faire en sorte que tout soit prêt pour qu’elle puisse se caler chaudement à l’intérieur. Répéter mille fois des gestes dont je ne me lassais jamais participait à l’ivresse de découvrir un nouvel endroit, de chercher de simples petits bonheurs, des petits moments en papillotes. Une goutte de pluie claqua comme un petit œuf frais sur le pare-brise, puis une autre, puis encore une autre jusqu’à ce que l’averse fasse résonner la tôle dans un grognement métallique. Mes pieds cherchèrent l’herbe mouillée. J’avais envie de courir sous la pluie en hurlant mais je me ravisais en pensant à elle.
Tôt le matin le soleil frappa sur son visage et elle s’étira de tout son long. Ses pieds et ses bras dépassèrent de la couette. Pendant quelques secondes je m’en voulu de n’avoir pas tiré le rideau pour qu’elle dorme un peu plus longtemps. Après le petit-déjeuner, nous avons décidé de passer la journée à la plage. Les cumulus avaient chassé les nuages gris qui bardaient le ciel depuis la veille. Je lui avais souvent parlé de la Normandie, combien c’était un endroit incroyable, la campagne au bord des falaises comme la fin d’un monde, un choc entre terre et mer, les vaches et les poissons dans une même chanson. Et les lumières…les quatre saisons pouvaient défiler dans une journée. C’était des tableaux de peintre pour qui avait l’œil. Enfin, merde, c’était autre chose que sa région parisienne. Elle opinait nonchalamment. « Ouais, peut-être. On verra ! »
La plage était bondée comme tous les mois d’août. Les serviettes multicolores sur les galets délimitaient les espaces personnels. Le brouhaha des jeux d’enfants sonnait comme une douce musique. La marée était haute, quelques touristes avaient entrepris de jouer les reptiles sur les rochers. Elle posa son sac sur les galets et en sortit un roman qu’elle commença à lire en m’adressant un sourire entendu. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai pensé à la chanson de Sly : If you want me to stay. Je me suis dit que ça aurait de la gueule comme épitaphe.
La mer était fraîche, vraiment fraîche et j’aimais le flux et le reflux de ses vagues. Ça me manquait depuis qu’on ne se baignait plus qu’en Méditerranée. Arrivé un peu au large, j’ai observé la craie blanche des falaises surmontées de leur chevelure verte. C’est à ce moment précis que j’ai pensé à ma fille, à son sourire avec sa petite mèche devant les yeux. J’ai hurlé et mes larmes se sont fondues dans la mer comme une petite noyade. J’ai nagé comme un malade et je suis allé m’allonger en titubant. J’ai allumé une clope, enfilé mes lunettes, regardé les autres dans un mélange de colère et de respiration haletante. Je me suis efforcé de penser à toutes les chansons que j’aimais bien, et au bout d’une minute ou deux elle m’a demandé si je pensais à elle. J’ai détesté cette façon qu’elle a eu de lire en moi. Bien sûr que je pensais à elle. Tout le temps même ! Mais pour moi, elle était toujours là tandis que pour elle, ce n’était plus qu’un membre fantôme. C’était aussi simple que ça. Alors, j’ai bredouillé que non, que j’avais juste nagé comme un con et que j’étais essoufflé. Elle n’était pas dupe, mais ça clôturait le débat. On ne s’est pratiquement plus parlé jusqu’au soir.
On a bien mangé. Dans la caravane, j’avais tout équipé pour cuisiner. Elle avait acheté un Saumur Champigny chez un épicier du coin et le premier album de Finley Quaye tournait en boucle. Dès qu’il a attaqué Sun is shining j’ai ressenti comme une combustion spontanée, un feu dans mes poumons. J’ai fini par danser les pieds nus dans l’herbe fraiche, c’était comme une nudité animale, comme si mes veines et mon cœur charriaient cette voix, comme si je pouvais croire que c’était la mienne.
Puis faire l’amour avec elle, ça été comme faire la guerre. Rejouer les grandes batailles du passé. Mouvements tactiques et tactiles. Elle défendait sa position, je tentais de l’encercler. Toute la nuit, nos corps à corps mimaient assauts et contre-attaques. Au petit matin, elle se rendait et je prenais possession de mon butin mais j’étais défait, mort au champ d’honneur. Pyrrhus n’aurait pas fait mieux, ou pire. Je sympathisais avec la haine de moi, le syndrome de Stockholm me guettait. La guérilla avait toujours eu raison de l’armée régulière, asymétrie des forces oblige.
Le lendemain, le soleil avait déjà dépassé les cimes des arbres qui bordaient le champ. La lune avait choisi de lui disputer ses derniers instants. Pendant que je m‘affairais pour le départ, elle est descendue à la plage pour lire quelques pages de son livre. Depuis que je la connais, elle tient farouchement à ces moments de solitude avant les longs voyages. Elle a toujours su faire partie du décor, sans avoir à demander à en être comme un meuble dont on n’ouvrirait jamais les tiroirs. Ses répliques toutes faites, ses sentences faciles font d’elle une invitée permanente de l’évidence. Je l’ai vue souvent jouer les rôles d’apparat en noyant son angoisse sous un flot de banalités carnassières. Finalement, même avec moi, elle a toujours déroulé un discours officiel sans ciller. Elle sait que je n’aspire qu’à une relation sans éclats, sans blessures inutiles, un amour qui pourrait tenir en quelques phrases de chansons, que je veux juste vibrer sur les mêmes notes, les mêmes accords. Mais il lui faut compresser le présent, remixer l’instant vécu pour l’écraser, ne pas lui donner de profondeur, en faire une réalité immergée.
En passant derrière la caravane, j'ai croisé un écureuil qui grimpait nerveusement dans un arbre. Il s'est arrêté, m'a regardé puis à repris son ascension saccadée. J'ai eu un sourire, puis une boule dans la gorge et c'est tout.
En bas de la route humide et sinueuse, j'ai stoppé la Mercedes au feu rouge. Le moteur fatigué la faisait trembler grossièrement au point mort. Personne ne nous observait mais j'ai eu la sensation que nous ressemblions à des marionnettes agitées par des fils invisibles. J'ai toujours aimé les voitures comme de fidèles destriers, des Rossinantes souffrant sous la pluie et le vent, me protégeant de leurs peaux métalliques et de leurs cœurs cabossés. Elles peuvent grincer, couiner mais jamais ne me demander rien d'autre qu'un peu d'attention mécanique, un peu de reconnaissance goudronnée.
Vert. J'ai passé la première et on a repris la route vers un nouvel oubli, un nouveau bord de mer.
Je ne savais pas qu'il avait tant d'admirateurs de la Normandie !?! Merci à tous pour vos commentaires. Je peaufine aujourd'hui une version de cette nouvelle que je voudrais soumettre à des éditeurs, alors forcément vos remarques m'encouragent. Merci encore :)
· Il y a plus de 13 ans ·jones
Merde...Merde je me dis, son écriture, sa musique, Tom Waits et sa voix rocailleuse...Comme des galets mal polis (?!), ses mots, la façon de les assembler, de raconter...La Normandie et ce spleen ambiant même en haute saison, surtout en haute saison, la base saison est de toute façon à éviter sauf si l'on veut se suicider. J'y étais, merci
· Il y a plus de 13 ans ·Jacques Lagrois
Aussi bien que le laissait présager le prologue. Une écriture magnifique et des formules parfaitement bien senties. Les sens en éveil à ta lecture. Une question désormais me tarabuste, as tu tenté ta chance dans l'édition ? Parce que franchement, il devrait bien y avoir une place pour toi.
· Il y a plus de 13 ans ·leo
Ah, cher(e?) Mêo, les affres de la création. Bonne lecture en tout cas, c'est une de mes nouvelles à laquelle je suis le plus attaché. Peut être parce que c'est la première ?!?
· Il y a presque 14 ans ·jones
Alors toi tu fais des postlogues ;-)
· Il y a presque 14 ans ·Bien, je continue
meo
J'adore
· Il y a presque 14 ans ·merielle
Waouh DSJ, tout un hiver à Etretat, tu dois aimer les ambiances sombres et vivifiantes.J'en sais quelque chose, c'est ma région natale.
· Il y a environ 14 ans ·Merci pour ton commentaire. Je te recommande la suite (part 2,3 & 4) même s'il elle ne se passe plus en Normandie.
jones
Vraiment superbe, écriture magnifique... J'ai passé tout un hivers à Etretat puis un été à Fécamp il y a quelques années et ton texte m'a ramené à tous ces souvenirs... Merci
· Il y a environ 14 ans ·denis-saint-jean
beau
· Il y a environ 14 ans ·Remi Campana
j'ai ouvert la première papillote ..je poursuis
· Il y a plus de 14 ans ·à plus
ristretto
J'arrive un peu en retard mais je suis un peu dinosaurdinateur, et il peut se passer du temps avant que ne comprenne les subtilités de la technologie. Merci en tout cas, pour le commentaire. La suite de la caravane est sur ma page si ça te dit.
· Il y a plus de 14 ans ·jones
j'aime tout simplement, le climat, l'odeur !
· Il y a plus de 14 ans ·theoreme