La castratrice

Blanche De Saint Cyr

La première fois que j’ai vu Vlad, il pleuvait à verse.

Un orage bombardait la montagne rouge et noire. Lui, il se tenait debout, ruisselant, superbe comme un chat sauvage. Il essayait de maintenir un feu allumé sous la pluie, coûte que coûte. Il y réussit. Aujourd’hui, j’ai la certitude que ces flammes brûlent encore, quelque part. Tout chez lui reflétait la férocité, le dégoût, la colère. Il ne connaissait pas la tendresse.

On s’est reconnu.

C’était un viveur, un flambeur, un beau parleur. J’ai cru d’emblée tout ce qu’il me disait, douter était au-dessus de mes forces. Il avait le regard coupant et le sourire inquiet.

Il me conseillait : « sauve-toi par la fenêtre, avant qu’il ne soit trop tard ». Il disait : « je rigole » ; mais ses yeux, eux, ne mentaient jamais. Il raillait : « tu viendras à mon enterrement ».

Il n’aimait pas les gens, pourtant il adorait la vie. Il voulait tout et le voulait tout de suite, de la même façon qu'il m’a désirée, moi.

On avait quinze ans, à peine. Des gosses. Corps graciles et épidermes à la douceur vertigineuse. Lui, pour moi, c’était Quetzalcóatl.

En guise de tableau noir où accrocher nos rêves, on possédait le ciel et ses millions d’étoiles à portée de nos mains. On regardait tourner la terre. On vivait comme à l’intérieur d’un sablier géant, hypnotisés par la course des astres, terrifiés par le temps qui s’écoule d’heure en heure, mécanique implacable. Les étoiles murmuraient nos prénoms. Nous résidions dans le secret des Dieux.

L’amour, je ne connaissais pas. Je ne savais pas.

La première fois…

Émerveillée, j’ai regardé mon corps répondre à l’appel millénaire. J’ai écouté mon cœur battre quand il a déboutonné ma chemise blanche. J’ai frissonné au moment où l’air du soir a rencontré ma peau. Je me suis crue première femme au monde.

On n’avait pas peur de la mort, ça ne faisait pas assez longtemps qu’on était né. Lui, il connaissait tous les poèmes de Jim Morrison : il pensait que plaisir rimait avec souffrance et que tout était jeu. Subjuguée, je l’ai suivi dans la célébration qu’il vouait au culte du Roi Lézard. Sur nos peaux à peine pubères ont commencé à croître de drôles de fleurs violettes.

Sa peau à lui, je ne peux l’oublier. Quand mes doigts sur son dos nu ont entamé la lente descente depuis ses épaules jusqu’à ses reins, le vertige me prit. Il n’existe aucun mot capable de décrire cette caresse. Car ce fut sa peau qui caressa mes mains.

Je l’ai laissé marquer de ses dents tous les angles de mon corps, mes hanches étroites et ma nuque de petit gibier. Lui, il m’exhortait à goûter son sang, capiteux et métallique, une drogue si douce et si dure à la fois. Et puis les armes blanches m’avaient toujours fascinée.

Nous avons assisté au passage de quatre lunes qui s’épanouirent pleinement. Les astres tournaient au ralenti pour nous donner plus de temps. Les étoiles s’égrenaient une à une du sablier géant avec une infinie langueur. Nuit après nuit, il est devenu plus pressant. Il ne prenait plus la peine de dire : « je rigole ». Pourtant, chaque fois qu’il m’abandonnait seule dans le noir, je l’entendais rire au fond de ma tête.

Une nuit, le jeu a atteint ses limites. La chambre était très sombre. Nous avions bu. Aussi, quand je m’en suis rendu compte, il était déjà trop tard.

Lui, il savait. Il avait vu ma main trembler. La lame déraper. Un donné pour un rendu, ou bien était-ce un accident ? Il savait et il n’a rien dit. Son sourire étrange a flotté un instant devant mes yeux agrandis par l’horreur. J’ai échoué à tarir l’hémorragie causée par l’ablation.

Le sablier géant brisé, la course des astres s’arrêta et le siphon m’aspira avec les millions d’étoiles.

Longtemps après, je me suis remise debout et j’ai contemplé l’héritage qu’il m’avait légué.

Un goût trop prononcé pour la torture : invendable au grand marché du célibat.

Des souvenirs tactiles ingérables : qui pourra soutenir la comparaison ?

Et une promesse, que j’ai tenue : je suis allée à son enterrement.

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