J'ai oublié de jouir

hectorvugo

Ma vie m’ennuie. Elle est devenue une série d’obligations qui m’épuisent.

Le jour se lève. Je vois la lumière du soleil s’immiscer dans les interstices des volets. Je quitte la position phétale de mon sommeil, je m’étends, comme d’habitude je touche l’orteil de Sabine. Elle se réveille, me dit « bonjour mon amour ».

10 ans que cela dure je n’en peux plus ! J’en ai assez de cette comédie, de ce simulacre de bonheur, des scènes vécues et revécues.

3651 jours ! Oui 3651 jours où je ne pense qu’au bien être de Sabine. A peine le pied droit posé sur le parquet de notre chambre que j’ai en tête la suite logique des petits plaisirs qui rendent son existence exquise : le thé vert avec un nuage de lait versé dans un bol vert pomme, le toast à peine grillé légèrement recouvert d’un confiture orange amer, le pamplemousse rose certifié made in florida qu’elle mangera lentement, le temps que je la rattrape dans notre collation matinale.

Je maitrise le conducteur de notre sitcom. Chaque élément s’y imbrique pour faire de notre histoire, une histoire simple

Les jours se ressemblent tout comme les semaines. Lundi le poker chez « les Richards », Mardi les cours de théâtre, Mercredi la séance de cinéma, Jeudi le psy pour couples, vendredi le TGV direction Avignon, le week end chez les beaux  parents, Samedi sortie culturelle pour le diurne, le nocturne étant consacré aux devoirs conjugaux, enfin dimanche le repas familial sur fond de conversations plates et insipides avant le départ en fin d’après midi sur Paris.

C’est harassant de mettre ses désirs en veilleuse. J’ai oublié de jouir.

Ce 3651éme jour est un mardi. Vous en moquez ? A vrai dire moi aussi. Ce sera un mardi comme un autre, c’est bien parti pour.

Sabine est au bureau. Elle m’envoie un sms dès qu’elle a fini de prendre son café avec ses collègues. Je sais qu’elle avale un mokaccino sans sucre puisqu’elle me l’écrit, je sais qu’elle m’aime puisqu’elle me l’écrit. Me demande-t-elle si je suis bien arrivé à l’agence, si je vais bien ? Non. Elle sait que je suis un homme sans problème. Je n’en pause jamais.

Les condamnés à des peines dites « mineures » ont un bracelet électronique. Aucun de leur geste n’échappe à une surveillance quotidienne. Bien que je n’en porte pas, je subis ce même traitement.

Je reçois de Sabine entre quatre et dix textos par jour. Tu fais quoi mon amour ? Tu me manques, je t’aime Sab . Je suis effrayé par son manque d’originalité. A force je ne les lis plus, je ne les devine plus. Ce sont des évidences.

Mardi 17h45 le onzième texto : Je rentrerai vers 23h, désolée, une réunion avec la maison mère de New York. Ne m’attends pour dîner, je t’aime. Cela ne lui ressemble pas, elle ne fait d’heures supplémentaires.

Pour la première fois en dix ans, Sabine manquera notre cours de théâtre. Tout bien réfléchi, je ne vois pas pourquoi je m’y rendrais seul. Je n’ai pas envie ni de justifier son absence, ni d’alimenter les rumeurs. Car je sais que cela parlera dans notre dos, cela parle toujours.

On aime à imaginer le malheur des autres, on s’en délecte. Je ne veux pas leur donner l’occasion de penser qu’il existe un ver de notre fruit. Il n’existe pas. Pour preuve je n’ ai pas envisager d’autres scénarios que celui de cette réunion outre atlantique, Sabine est incapable d’aller voir ailleurs. Elle est trop entière pour s’encombrer d’un amant.

Ce soir je suis libre, j’ai trois heures pour moi. Je coupe mon portable. Pour une fois qu’il me vibrera pas dans la poche de mon pantalon.

Je vais enfin penser à moi, jouer aux égoïstes. Depuis combien de temps je rêve de m’asseoir à une terrasse de café, de profiter de la beauté du monde, de poser mon regard sur la vie des autres comme on observe un tableau sur toutes ses courbes.

Le jour se couche, le fond de l’air est doux. L’agressivité s’en va sur la pointe des pieds. Les tables voisines sont vides, celles de derrières accueillent de jeunes couples. Comme je les envies, comme j’aimerais leur dire de ne pas s’aliéner l’un à l’autre, de ne pas instaurer ce sournois rapport de force. N’oubliez pas de jouir pour votre bien propre, pensez un peu à vous.

Par la droite un chapeau en flanelle blanche entre dans mon champ de vision. Il appartient à une brune élégante. Elle s’installe, nos tables se touchent. Nos regards se croisent. Je lui adresse la parole, elle me répond. Le début d’un dialogue s'enclenche et qui sait après.

Il me reste 2h30 pour retrouver le gout de jouir, 150 minutes avant le retour de Sabine

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