La chaussette
missfree
Mon esprit dévie lentement, dangereusement mais sûrement. Je lutte pour maintenir ma trajectoire que je croyais déjà toute tracée. Rien à faire. C'est comme si mon cerveau avait fait deux à trois tonneaux à la simple vue d'un cataclysme. Pas sûr qu'il soit de nouveau en place, pas sûr que mes idées soient bien claires. Le choc a été d'une violence inouïe. J'aurai dû le voir venir. J'ai toujours eu ce besoin de révolte, de mal gratuit pour le pur plaisir de faire mal. J'attendais en silence l'occasion, le prétexte qui ferait dire aux bien-pensants : “Ce geste inconsidéré n'est que le fruit de la décadence dans laquelle est tombée notre société.”
Pour faire court, j'ai pété un câble. Ce qui se cachait derrière cette porte, l'innommable m'a fait perdre toute notion du raisonnable. Je crois même que c'est tout mon réseau nerveux qui a disjoncté.
Par quels chemins détournés suis-je passée pour en arriver là ? La goutte d'eau qui a fait déborder le vase ? Une chaussette ! Quoi de plus anodin qu'une chaussette ! Oui, mais une chaussette qui fait le coup de la peau de banane, ne peut plus vraisemblablement être présumée innocente, elle n'est plus exempte de la neutralité qui la caractérise habituellement. Mais est-ce vraiment cette maudite chaussette qui est à l'origine de ce drame? Les causes exactes sont nécessairement plus anciennes, plus abyssales. Je suis moi-même partiellement mais très certainement responsable de mon propre malheur. C'est trop facile de chercher et de montrer du doigt un unique coupable (surtout lorsqu'il s'agit d'une simple chaussette).
Toutes ces années à ne plus savoir qui je suis réellement, ne m'ont pas aidé à me reconstruire sereinement. Qui suis-je au fond ? Que retiendront les gens à ma disparition ? Qu'aurai-je fait de mon existence qui mérite d'être publié dans l'almanach? Rien de plus que mes semblables. Mes rêves d'enfant se sont faits la malle à la recherche d'une âme un peu plus ambitieuse lorsque j'ai commencé à emprunter le chemin de l'âge adulte sans plus d'originalité dans mon projet de vie que dans une vieille pub pour une lessive.
De manière assez paradoxale, le plus grand bonheur du monde s'est accompagné d'un lourd tribut auquel on ne s'attend pas, je veux parler bien sûr de la déshumanisation dégénérative de l'individu par l'accession au stade de parent. Insidieusement mais irrémédiablement, je suis parent donc je ne suis plus. Je n'ai plus de véritable identité. Je n'ai plus de prénom, plus rien ne me distingue de mes semblables, puisque je suis maman. Le pire ne vient pas des enfants. Non, c'est nous-mêmes qui nous infligeons cette mortification. "Allez maman, allez maman" entonnent en cœur, un mari et une belle sœur au bowling, en guise d'encouragement. Au moins quatre à cinq têtes se relèvent, "c'est à moi qu'on parle ?" semblent-elles demander. Puis vient la phase ultime, le pompon, la cerise sur le gâteau, le summum : “Maman va préparer à manger”... Qu'y a t ‘il de pire lorsqu'on commence à parler de soi-même à la troisième personne du singulier ? C'est l'un des premiers symptômes de n'importe quelle pathologie mentale, non ? Non, c'est le quotidien de tout parent qui ne veut plus se fatiguer à retrouver le patronyme que ses propres parents lui ont donné avec pourtant tant de mal et encore moins à rechercher un ego longtemps oublié. “Je” n'existe plus, il n'y a plus que maman par-ci, maman par-là. Au passage, il n'y a plus de couple, c'est papa et maman point barre. Et c'est sans fin, lorsqu'on accède au niveau supérieur, celui de grand-parent. Maman laisse place à mamie. Quel bordel pendant les repas de famille si tout le monde ne s'apostrophe plus que par sa fonction parentale. Le prénom retrouve alors son utilité mais toujours plus ou moins combiné avec la fonction “mamie Françoise”, “maman Julie”...
Tout ça pour dire qu'à partir de là, rien ne va plus. On ne se pense plus en tant qu'individu avec des désirs et des peurs, on se vide de sa substance propre à tel point que le jour où les enfants sont absents, on se sent complètement démuni. Que faire ? Qu'y a t-il à faire ? Appeler pour voir s'ils vont bien... On n'est plus que l'ombre de l'être auquel on rêvait de devenir car de facto, les journées étant d'une durée de 24 heures occupées pour un bon tiers par le sommeil et un autre par le travail, il ne reste en réalité plus beaucoup de temps pour soi. Un trois-tiers en apparence équilibré mais les enfants d'abord ! De toute façon, le temps partiel n'existe pas en parentalité pour peu que l'on prenne au sérieux ses responsabilités et que sans mauvais jeu de mots on ne refile pas le bébé...
Les priorités sont fixées à l'avance, pas trop le choix. Alors oui, il arrive qu'on se relâche sur certaines choses, qu'on baisse les bras, qu'on procrastine, qu'on cède un peu trop facilement. Sans doute, le dérapage a été le produit de ma propre fainéantise. Le couple en prend un sérieux coup. En ne s'appelant plus que maman et papa, ça rend les choses moins sexy... On s'empâte, on se néglige, on devient moins regardant sur sa propre apparence. Le modèle, l'exemple qu'on renvoie devient chaque jour un peu plus déplorable mais on ne le voit même pas puisqu'on n'a pas le temps de se scruter dans le miroir. Franchement, qu'est-ce que j'attendais en retour ? Un gros coup de bâton dans la tronche... C'est tout ce que j'ai récolté. Alors voilà je n'ai pas eu envie de tendre l'autre joue pour recevoir le revers. Et puis quoi encore!
Qu'y avait-il dans cette chambre pour que tout bascule hormis cette saleté de chaussette sur laquelle j'ai glissé ? Les événements qui s'ensuivirent s'enchaînèrent si rapidement, c'est encore confus dans mon esprit. Je me rappelle bien la figure artistique que m'a fait faire la chaussette, mais je ne comprends toujours pas pourquoi je me suis retrouvée nez à nez avec un chemisier inconnu. Il sentait bon, un parfum dont la senteur m'était également inconnue. Mais à qui pouvait bien appartenir ce chemisier ? Dans la pénombre, je me relève péniblement, les bruissements de tissus m'affolent. Qui est là ? Je cherche à tâtons l'interrupteur, il faut que je vois par mes propres yeux. Après l'éblouissement éphémère face aux 60 watts du plafonnier, c'est la stupeur qui me gagne. Des chaussettes, des culottes, des soutiens-gorge mêlés à des feuilles gribouillées, un agenda ouvert sans pudeur, un sac à dos éventré dégobillant une vieille serviette de bain puante, des stylos sans bouchons asséchés, je n'ai pas de mots pour décrire la chambre de ma fille de quatorze ans. Mérite-t-elle encore le nom de chambre ? C'est un vrai capharnaüm, une porcherie ! La réaction en chaîne provoquée par ma chute sur la chaussette a réveillé tous ces objets en équilibre. Ils ont chuté, glissé les uns derrière les autres comme au Domino Day. Une semaine de formation et voilà ce que je retrouve... Intolérable, inacceptable.
Ma passivité apparente se mue en une colère noire, une crise de nerfs qui n'aura de cesse de se déchaîner. Je ramasse à tour de bras les vêtements sales et les balance en tas, y compris le fameux chemisier, sûrement le prêt de la nouvelle meilleure amie du moment. J'ouvre grand la fenêtre, cette chambre a besoin d'être aérée, vidée. Je cours chercher un stock de sacs poubelle XXL. Tout va y passer. Je ramasse tout sur mon passage comme un bulldozer lancé à toute blinde, efficace, impitoyable, peu importe l'origine des objets, identifiés ou non identifiables. Tous finiront dans le même sac. J'y vois plus clair, mais que faire des sacs ? Je vois le reflet de mon visage dans le miroir de ma fille, livide, lessivé, il ne ressemble plus à rien. La rage est toujours là, prête à s'exprimer, à exulter... Je pose un premier sac sur le rebord de la fenêtre.
Je vois d'ici les titres : “Une mère excédée défenestre la chambre de son ado”...
Coucou MissFree je te découvre ici dans ce texte explosif et que j'ai adoré. Si tu savais comme je suis bordélique !!! Ma fille l'était beaucoup aussi mais depuis qu'elle a son appart : chaque chose à sa place. A bientôt <3
· Il y a plus de 8 ans ·Lulla Bell
Tu me rassures :-) On verra peut-être qu'avec le temps, elle deviendra hyper maniaque question rangement! Je suis désordonnée aussi mais bon pas comme elle lol! Et puis elle a le mauvais exemple de ses tantes qui battent tous les records! Bonne soirée à toi! A+
· Il y a plus de 8 ans ·missfree
Désolé, Miss ! J'avais pas vu que tu publiais ici aussi !
· Il y a plus de 8 ans ·Je suis mort de rire. Mais je suis vert ! Tu m'as piqué mon histoire ;-)
Un jour, il y a quelques années, je suis entré un peu vite dans la chambre de mon fils. Et j'ai dérapé sur une chaussette (oui, moi aussi). Bilan, perte de connaissance de 3 min. et un Playmobil incrusté dans le dos.
Autant te dire que je n'étais pas très vif après. Mais, en en reparlant le lendemain au petit dèj., Mon fils me dit « tu aurais pu faire attention ». Et là, disjonctage, j'ai déménagé son lit dans la cabane à outils. Il y est resté 3 nuits:-D
thesecretgardener
ça me rassure ce que tu me dis! Sauf qu'on arrête pas de me dire, "c'est une fille, c'est plus ordonné une fille"...
· Il y a plus de 8 ans ·Bref je n'ai pas encore disjoncté mais ça ne saurait tarder parce qu'à force de répéter "range ta chambre, range ta chambre" j'ai les neurones qui s'atrophient!
missfree
Je peux te dire que les filles sont pire que les gars !
· Il y a plus de 8 ans ·thesecretgardener
:-(((((((
· Il y a plus de 8 ans ·missfree
Demande à Leo de ranger !
· Il y a plus de 8 ans ·thesecretgardener
J'adore ! ;) la maman a t elle repris le contrôle au dernier moment ? ? Ou bien les sacs ont bien basculé ? ? ;)))
· Il y a plus de 8 ans ·carouille
Au lecteur de choisir la fin qui lui convient ;-) Dans la réalité la maman essaie d'oublier qu'au fond de son appartement il y a une grotte qui sert de chambre... ;-)
· Il y a plus de 8 ans ·missfree
;-)
· Il y a plus de 8 ans ·Maud Garnier
Une grotte ? :)) moi j'appelle ça une écurie, mais c'est parce quils sont plus jeunes, c'est moi qui aère ! ;)
· Il y a plus de 8 ans ·carouille
Quand on ne sait pas trop sur quoi on va tomber au moment d'y pénetrer, je pense qu'on peut parler de grotte ;-)
· Il y a plus de 8 ans ·missfree
;-)
· Il y a plus de 8 ans ·carouille
Parfois il suffit d'un objet anodin pour que tout bascule !....
· Il y a plus de 8 ans ·merci pour ce texte..... :-))
Maud Garnier
La goutte d'eau qui fait déborder le vase ;-) Merci de ta visite Maud!
· Il y a plus de 8 ans ·missfree
c'est un plaisir de te lire ici :-)
· Il y a plus de 8 ans ·Maud Garnier
Le plaisir est partagé :-)
· Il y a plus de 8 ans ·missfree
:-))
· Il y a plus de 8 ans ·Maud Garnier
Je m'y retrouve, missfree, et ce fut long ...
· Il y a plus de 8 ans ·Merci.
Ana Lisa Sorano
J'en ai encore pour un moment...Je vais prendre mon mal en patience. Autant en faire un petit texte à partager! :-)Merci et bonne soirée.
· Il y a plus de 8 ans ·missfree