La chaussette du mort

Rosanne Mathot

Fiction vaguement érotisante à base de chaussettes et de filles de joie dans une boucherie auvergnate. En Guest star : un chat en hypothermie.

 


Chapitre Un : la perte


Le chat bronzait sur la plage arrière. Il neigeait. La journée somnolait. Au volant, Vladimir H. semblait contrarié.
- « On a perdu une chaussette, Faustine. Il faut s'arrêter. Trouve-nous un parking ». Faustine G. lâcha un soupir et la carte routière.

- « Je t'avais bien dit que, par ce temps, il nous fallait des chaînes ! C'est plus facile à retrouver. Ca cliquète, c'est sonore, les chaînes. Alors qu'une chaussette, ça ne dit rien à personne, c'est muet, c'est mou. Jamais l'auto ne la retrouvera... ».
- « Ca se conçoit. Mais que fais-tu du confort de roulage ? Rien n'équivaut à la douceur de la bande de roulement textile enveloppant un pneu dans la neige ».

Une nuance de tristesse soucieuse étreignit le visage généralement jovial de Faustine G., dite « La Sanglante ». Vladimir H. l'avait surnommée ainsi à cause de sa prédilection affichée pour les sangles. Il cligna des yeux, mit la radio et n'entendit plus que le cliquetis des chaînes.

Alors que Vladimir H. se vautrait dans ses pensées intimes, un panneau « parking » apparut subitement au zénith d'un virage.

Vladimir H. tordit le volant. Dans une sublime embardée, la voiture acheva sa course molle contre une congère. Le chat s'écrasa contre l'appuie-tête. Faustine G. émit un petit cri de musaraigne. Terminus. Personne ne descend. Il faisait -12 dans ce hameau auvergnat.


***

Le couple se regarda : sous le choc, la portière arrière s'était ouverte. Le chat ne bronzait plus. Il ne faisait plus rien du tout. Il s'était barré avec les feuilles à rouler et un briquet.
- « Il est encore parti fumer en cachette », constata Vladimir H.

Faustine G. se contorsionna dans l'habitacle pour clore le chapitre de la portière ouverte et du chat qu'il faudrait bien se résigner à amener un jour en cure de désintoxication. Elle ne put s'empêcher de penser qu'ils étaient dans la panade.

!Adossée à sa congère, la voiture, imperturbable, se laissait recouvrir par la neige. La nuit tombait dru sur les collines d'Auvergne. Tout ce petit monde était dans un cul de sac. Il ne savait pas encore à quel point cette impasse lui ouvrirait de nouveaux horizons.

Vladimir H. ronchonnait. Faustine G. riposta : elle n'était pas femme à garder la langue dans sa poche. De facto, Vladimir la reçut en pleine figure.

- « Que fais-tu, Faustine? »
- « Des exercices. Pour amorcer la pompe. ».
- « C'est un peu sommaire, mais ça peut être efficace ».
- « Je t'aime. Je te veux, maintenant. Prends-moi tout de suite. L'amour est aveugle : trouvons- nous un hôtel borgne ».
- « Pas le temps. Moi aussi, je suis impatient ».

Et, de fait, elle sentit rapidement croître l'impatience de son compagnon contre son ventre. Pendant quarante minutes, le couple se témoigna mutuellement le plus vif enthousiasme.

Le chat, lui, miaulait piteusement sur le capot clapotant.

Pendant ce temps, Faustine G. et Vladimir H. cherchaient de nouveaux angles pour leurs bouches, leurs coudes et leurs chevilles. Autant dire, que, dans l'auto, personne ne prêtait attention au félin agonisant.

Le cœur de Vladimir battait entre les jambes de Faustine.
C'est à ce moment précis que le chat tomba, langue la première, en hypothermie sur le pare-brise.


Le temps semblait s'étirer dans un froid définitif, lorsqueVladimir H., après avoir sauté Faustine G. et le dîner, s'inquiéta brusquement pour le chat et aussi pour la chaussette.


Il fut saisi d'une crise de dénuement si féroce qu'il lui sembla sentir sa joie de vivre se faire la malle pour l'éternité. La mère Faustine avait perdu son chat, sa voiture n'avait plus que trois chaussettes : rien n'était dans l'ordre des choses.

Il avait la terre qui tournait.




Chapitre Deux : Au Cochon qui rit


Une demi-heure de marche plus tard, le couple atteignit la civilisation. Une guirlande de tracteurs défilait sur la place du village. Faustine G. serrait le chat frigorifié contre son sein. Personne n'avait retrouvé la chaussette. Les tracteurs disparurent. La place était vide. Un lointain clignotement intermittent attira l'attention de Vladimir H.

- « Regarde ! De la lumière, là-bas ! ».
- « Un bar à putes, rien de plus », grommela Faustine, en découvrant quelques héroïques hétaïres isothermées qui grelottaient bravement sous les flocons : quatre femmes offraient au frimas des jambes gainées de résille jusqu'à mi-mollet. Sur le mur, derrière elles, de grosses lettres rouges donnaient le ton : « Au cochon qui rit ».

- « As-tu vu leur chaussettes? »
- « Question fallacieuse, Vladimir : elles portent toutes des chaussures par dessus ».

Laissant en plan les considérations spécieuses de sa compagne, qui n'y connaissait décidément rien en filles de joie, Vladimir H. se fraya un chemin parmi les putes et poussa la porte du « Cochon qui rit », Faustine G. sur les talons.

A l'intérieur, un chaland se pavanait devant un velouté d'asperges au foi de veau. Des andouillettes se tenaient chaud sur le comptoir. La boucherie sentait la mort et la neige. Le chat huma l'odeur de saucisses et s'offrit une résurrection miraculeuse.

- « Et pour ces Monsieur-Dame, ce sera quoi ? » tonna vigoureusement la tenancière des lieux, d'une voix que sa stature bûcheronne lui autorisait pleinement.
- « La voiture a perdu une chaussette », commença Vladimir H.

De surprise, les Auvergnats en lâchèrent aussi sec leur cabas et leur contenance sauvage. - « Comment peut-on perdre une chaussette par ce froid ? » rétorqua, d'ailleurs incrédule, la bouchère aux joues roses.

Les Auvergnats ne soufflaient mot. Cette énigme les dépassait totalement.

La bouchère se pencha en silence sur le comptoir, maniant avec une dextérité violemment virtuose une demi-douzaine de paupiettes.

- « Auriez-vous l'obligeance de nous prêter une chaussette ? », continua Faustine G. « Il nous faut impérativement reprendre la route ».

- « Je peux. », répondit la bouchère, laconique.

Vladimir H. laissa cette proposition déposer dans sa cervelle une lumineuse traînée de plaisir : ils allaient pouvoir repartir, quitter ces lieux hostiles. Il jeta un œil anxieux aux clients de la boucherie, une population dont la brutalité semblait à peine contenue, prête à exploser.

!L'image mentale d'un boudin chauffé à blanc s'imposa à son esprit lorsqu'il il croisa, sans crier gare, le regard d'une dénommée Henriette. Cette dernière avait délaissé son trottoir verglacé à la faveur de la subite animation silencieuse du « Cochon qui rit ».

Sébastien regarda les jambes de la fille : la résille s'arrêtait bien à mi-mollet. Des chaussettes noires prenaient sans complexe le relais du bas de soie. « Etrange, tout de même, ces putes en chaussettes », ne put s'empêcher de penser Vladimir H.

Pendant ce temps-là, la bouchère semblait se livrer à un réjouissant calcul mental. Puis, sa lippe retomba aussi sec, chassant le sourire qui avait brièvement animé son visage massif, deux secondes plus tôt.

- « Du 43, ça ira ? », souffla-t-elle. « Ce sont celles de mon mari. Il est mort il y a six mois. Je les distribue aux filles, habituellement. Mais je peux faire une exception pour vous ». Faustine G. s'abstint de tout commentaire, dans un ricanement affranchi.

La bouchère tendit alors un doigt tremblant et boudiné vers un cadre doré, exposé en belle place, juste au-dessus d'un buste de Marianne : « C'est la photo de mon Thibaut. Il y a le faire- part à côté », eructa-t-elle d'une grosse voix secouée de délicats trémolos. L'assemblée toute entière contempla longuement le terrifiant cadre doré, dans lequel un Thibaut au regard affûté brandissait une espèce de hachoir monstrueux. « C'est une feuille », précisa la veuve du boucher ». « On s'en sert pour fendre les côtes et pour casser les os ».

La bouchère fixa longuement l'abominable photographie. Puis, elle sembla prendre son élan et plongea, pour échouer dans les tréfonds de ses souvenirs macabres.


***

« On a retrouvé mon Thibaut pendu à côté des saucissons, un matin, à l'ouverture. Il ondulait dans le courant d'air ». Associant le geste à la parole, la veuve du boucher se livra alors à une espèce de danse du ventre devant la photo- faire-part de feu Thibaut et devant le buste de Marianne. Les deux restèrent de marbre.

Il commençait à faire franchement chaud dans cette boucherie. Avisant les fronts humides du public improvisé, la bouchère ouvrit grand son œil de bœuf. Un vent glacé calcina l'assemblée.

Vladimir H., Faustine G. et tous les autres écoutaient, en grelottant, la veuve étriper en public ses douloureux souvenirs, avec cet ennui léger qu'on retrouve parfois, à la lecture de l'annuaire. - « La nuit détend. On reviendra demain », l'interrompit Vladimir.

- « N'oubliez pas votre paquet, surtout », les exhorta la bouchère. Faustine et Vladimir se regardèrent : ils n'allaient pas y couper. Ils passeraient le week-end avec la chaussette du mort. 


FIN

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