La Comtesse du Palace

Jean François Guet

Comtesse ou Catwoman / Au piano bar du Palace / Rôde l'improbable

- Vous parlez français?

- Oui, madame la Comtesse.

- Je vous préviens, je couche mais j'aime dormir seule.


À peine juchée sur son tabouret, la Comtesse a mis son voisin K.O. Debout. Sonné pour le compte, Marc doit s'accrocher au rebord du bar comme au bastingage d'un navire brusquement pris dans la tourmente. Pour éviter de se noyer, ses yeux affolés parcourent la salle à la recherche d'un point d'appui. En vain. Le piano-bar du Grand Hôtel est un endroit chic mais anonyme et sans aspérités. Vaguement orangé, l'éclairage est avalé par le camaïeu marron glacé du décor. Les lumières de la ville tapissent les grandes baies vitrées. Avachis dans des fauteuils clubs, des hommes d'affaires en costumes sombres chemises claires, achèvent leur journée de travail devant un alcool fort. Certains ont défait leur nœud de cravate, d'autres se sont même déchaussés. Leurs chuchotements ne troublent pas le silence épais qui plombe l'ambiance depuis que la Comtesse, vraie aristocrate mais pianiste et chanteuse de profession a fini son service. Elle passe la main dans son épaisse chevelure rousse puis soulève une mèche pour rajuster un clip à son oreille. Elles sourit à son voisin pour l'encourager à lui faire la conversation. Après une rasade de scotch pour retrouver contenance, Marc se lance dans la banalité introductive.


- J'ai beaucoup aimé votre tour de chant.

- Vous m'avez écoutée?

- Bien sûr!

- Vous êtes bien le seul!


L'éclat de rire de la Comtesse cueille son voisin toujours accroché à sa passerelle de son rafiot en perdition. Giflé par ce paquet de mer inattendu, Marc vacille sur son tabouret.


- Mon dieu que vous êtes mauvais dragueur! C'est trop drôle ! Vous êtes le seul Français dans cette boîte et vous n'avez rien d'un séducteur, non, avec votre air constipé, vraiment rien.

- Loin de moi l'idée de chercher à vous séduire. Manifestement vous n'êtes pas dans mes moyens.

- Radin ?

- Grands dieux non.

- Flambeur ?

- Non plus. J'essaie d'être un gentleman accompli.

- Mon cher Hubert, topons là !

- Hubert ? Vous faites erreur, je m'appelle Marc.

- Oubliez Marc. Cette nuit vous serez Hubert ! Ici, j'appelle tous mes amants Hubert. Pour moi, c'est la meilleure façon de me souvenir de vous tous. À tous porter le même uniforme de chef comptable, vous transpirez le gras de vos marges bénéficiaires indécentes. Alors, finis les François, les Helmut, les Tony, les Vladimir et autres Sylvio, avec moi c'est Hubert pour tous ! Une objection ?

- Non, après tout, va pour Hubert mais, au risque de vous contrarier chère comtesse, sachez que je ne suis pas le chef du service comptabilité de l'entreprise familiale. J'en suis ...

- Je ne veux pas savoir qui vous êtes, encore moins ce que vous venez vendre ou acheter dans cette ville. J'ai horreur de la médiocrité que va dévoiler la banalité de votre existence de voyageur de commerce. Je préfère vous imaginer espion, escroc, voleur ou déserteur en cavale, c'est bien plus excitant !


Marc se vexe. Immédiatement, la tempête qui s'agitait sous son crâne se calme le ramenant brutalement sur la terre ferme. Trop jolie femme pour être aimable, songe-t-il. Marc ne peut cependant pas arracher ses yeux de sa voisine. Peu maquillée mais lèvres peintes en rouge vif, la comtesse porte une simple robe de coton noir serrée à la taille par un foulard rouge. Son décolleté laisse entrevoir une poitrine généreuse mais assez ferme pour se passer de soutien-gorge. Pieds nus, elle porte des sandalettes rouges. À l'observer attentivement, tout en elle rappelle les années cinquante où elle puise le répertoire de ses chansons, des standards revisités en mode jazzy.


- Arrêtez de me reluquer comme ça! On dirait un gobie qui cherche à avaler une bouée de sauvetage!

- Je vous demande pardon ?

- Encore un faux-cul ! Monsieur Hubert fait une crise d'exophtalmie galopante et il voudrait que ça ne se remarque pas ! Tenez vous mon cher, tenez vous !

- Mais je ne ne fais que ça, me tenir. Avec vos remarques vous allez finir par me faire chavirer.

- Agrippez-vous au bar matelot, je vais vous faire un aveu.

- Je crains le pire.

- Quand je chante, je ne mets jamais de culotte... juste pour le plaisir de voir comment réagit mon Hubert du moment.

- Touché coulé Madame la Comtesse!

- Hubert, vous me faites rire et ça tombe bien car, ce soir, j'ai besoin de rire!

- Faites donc, je vous en prie. Je joue très bien les François Pignon de fin de soirée. Du reste, je vais retourner à mes maquettes.

- Allez, ne faites pas la gueule, je vous offre un verre! Eduardo chéri, ma bouteille et deux verres s'il te plaît! 


Derrière son bar, Eduardo a le regard baveux de ceux qui en ont trop vu. Tout en lui sue la fatigue, même sa veste blanche à boutons dorés tant elle est mal portée par des épaules larges mais fuyantes. Il a l'ossature allongée et la rouflaquette argentine de ces vieux hidalgos qui prennent un soin maniaque à peigner à tout moment, des cheveux rares mais trop longs qui finissent sur la nuque en boucles pathétiques. En silence, Eduardo sert deux verres de Porto blanc avant de regagner son poste derrière la caisse enregistreuse. Beau joueur, Marc va porter un toast à son étonnante rencontre mais sa voisine ne lui en laisse pas le temps.


- Se faire servir par un tueur, c'est très chic, n'est-ce pas Hubert ?

- Un tueur ?

- Oui, et un vrai. Mon bel Eduardo a servi la dictature argentine jusqu'à la défaite des Malouines avant de se réfugier en Espagne où d'anciens franquistes l'ont accueilli. Eux et d'autres, lui commandent un petit travail de temps en temps.

- Comment savez-vous tout ça ?

- Il m'arrive parfois de recourir à ses services, surtout quand un de mes Hubert s'est montré défaillant.

- Non ?

- Non bien sûr. Je vous charrie. Buvons à des choses plus gaies, buvons à l'amour mon cher Hubert !


Sonné par cette révélation, Marc manque d'air. Il saisit son verre et l'avale cul sec. En arrosant ses muqueuses, le vin liquoreux lui fait du bien. Conscient que la situation lui échappe, Marc réfléchit les yeux fermé mais la comtesse le ramène brutalement à la réalité.


- Allez-y doucement, c'est du Lagrima, un grand cru d'exception. Ici, je ne bois que ça. Ce vin a le don de chasser le trac et d'éclaircir la voix.

- Délicieux en effet. Ses arômes de fruits confits et de miel font merveille ! Je n'ai jamais fait affaire avec ce producteur là mais, en Portos et autres vins doux naturels, j'ai de très jolies choses à mon catalogue.

- Vous vendez du vin ?

- Oui, nous sommes négociants de père en fils depuis plus de deux siècles. Nous avons l'honneur de fournir les meilleurs restaurants du monde.

- Un marchand de vin qui n'a pas la fraise, c'est louche !

- Je suis encore jeune !

- Viril ?

- Madame la Comtesse jugera par elle même.

- En bon marchand de vin, vous savez donner soif. Eduardo, ressers nous et laisse la bouteille s'il te plaît.


Nonchalant, le serveur revient faire son office l'œil absent. Averti de sa véritable profession, Marc ne peut s'empêcher de le dévisager en l'imaginant une arme encore chaude à la main après un tantième contrat. Le regard d'Eduardo le transperce alors d'une lueur meurtrière.


- Hubert, surtout ne regardez pas Eduardo comme ça. Il pourrait vous suspecter d'être à sa recherche pour le compte d'un parti ennemi. Même dans le doute, il vous supprimerait comme vous avez avalé votre verre. Même si demain, un autre Hubert sera assis à votre place, je m'en voudrais d'avoir contribué à votre décès prématuré,

- Madame la Comtesse est trop bonne.

- Attendez avant de m'avoir sautée pour l'affirmer. À ce propos, j'ai vraiment envie de faire l'amour et je compte sur vous pour me faire jouir. Il me faut ma dose quotidienne d'orgasmes sinon je perds mon blues. Finissez votre verre, et allons-y.

- Où ça ?

- Quel nigaud ! Dans votre chambre bien sûr.


Cette perspective rassure Marc qui retrouve contenance. Après avoir salué Eduardo, le couple quitte le piano-bar dans l'indifférence générale. Dans la cabine vitrée de l'ascenseur qui descend vers sa chambre en offrant un panorama sur la ville, Marc s'enhardit et va pour déposer un premier baiser sur la bouche de sa conquête mais la Comtesse se dérobe en gloussant. Elle n'embrasse jamais ses amants. Pour rassurer Marc, elle passe une main insistante sur son entrejambe. L'effet est immédiat, l'étalon de Madame affiche une virilité convenable.


- Avez-vous un prénom ou devrais-je vous appeler Madame la comtesse toute la nuit ?

- Et pourquoi pas ?

- Je n'ai pas l'âme d'un laquais que Madame sonnerait selon son bon plaisir.

- Il n'en n'est pas question. Je n'ai rien d'une domina, bien au contraire. Cette nuit, vous serez mon Seigneur et Maître. Vous pourrez m'appeler comme il vous plaira à condition que ce ne soit pas Marie-Ève ni Marie quelque chose.

- Fort bien. J'y réfléchirai.


Arrivés à l'étage de la chambre de Marc, la Comtesse reste dans l'ascenseur.


- Un problème ?

- Aucun, mon cher Hubert. Il me faut juste passer par ma chambre pour me changer. J'ai horreur de faire l'amour en tenue de scène et cette nuit, je tiens à vous faire honneur. Une préférence ?

- Non. Je vous laisse choisir au mieux.

- Alors ce sera, soirée Catwoman.

- Parfait !

- Filez prendre un douche et attendez-moi en peignoir. Je ne serai pas longue, promis.


L'ascenseur repart, laissant Marc perplexe. Il ne sait que penser de cette étonnante Comtesse. Comme tous les hommes d'affaires en déplacement à l'étranger, il a l'habitude de côtoyer des escort-girls. Dans le cas général, ces dames sont offertes par ses partenaires commerciaux. Marc fait de même quand il reçoit de gros clients à Bordeaux. Quand il est seul, ces dames l'accostent au bar du palace où il est descendu et proposent discrètement leurs services. Marc ne rechigne pas à s'offrir ce petit plaisir. Pour qu'il n'y ait ni méprise ni scandale, les professionnelles négocient toujours leurs prestations avant de monter avec un client. Or la Comtesse n'a rien réclamé. Elle ne semble pas se prostituer. Il doit s'agir d'une de ces femmes libérées. Pour assouvir ses désirs sexuels, elle se comporte comme un homme. Orane, la meilleure amie de son épouse, est une de ces femmes là, une ogresse décomplexée.


Après s'être douché Marc s'allonge sur le lit en peignoir. L'œil rivé au plafond, il attend sa Comtesse avec une impatience voyante. Une demi heure passe, puis une heure. L'inquiétude à son comble, Marc se rhabille et descend à la réception pour aller aux nouvelles. Là, un concierge ronchon mais francophone lui assure qu'il ne connaît pas de Comtesse. Par ailleurs, il affirme que le Grand Hôtel ne loge jamais son personnel, fût-elle une vedette de la chanson à boire. Du reste, il n'a qu'à remonter au piano-bar, l'artiste ne finit qu'à l'aube.


Marc dubitatif, reprend l'ascenseur et débarque dans la salle du piano bar où l'ambiance a quelque peu changé. Champagne et cocktails coulent à flot. Des filles, moitié noires africaines moitié blondes de l'Est, amusent une clientèle exubérante. Au piano, une petite brune aux cheveux courts égaie l'atmosphère en alignant des standards chaleureux que les plus ivres reprennent en chœur.


Derrière le bar, pas de Eduardo non plus mais un jeune gaillard portant la même veste d'uniforme. Marc lui demande où est passé le tueur à rouflaquettes. Le serveur lui répond qu'il a remplacé son collègue il y a peu. Non, pas un vieil hidalgo mais un jeune noir cubain. Perplexe, Marc commande un verre de Lagrima mais le barman est désolé. Il n'a pas de Porto et lui suggère un Malaga. Ni Comtesse ni Eduardo ni Lagrima ! Complètement ahuri, Marc commande un whisky glace avec un verre d'eau glacée. L'alccol ne facilite nullement la remise en ordre opérationnel de ses pensées. Il ne cautérise pas davantage la blessure narcissique du séducteur floué. Marc a du mal à admettre qu'une ogresse se soit jouée de lui. Après avoir bu un dernier verre, il rentre à sa chambre. Après s'être dévêtu, Marc s'écroule nu sur le lit. La fatigue a raison de ses aigreurs et il s'endort profondément sans souci de déranger quiconque avec ses ronflements. Agité par l'angoisse de voir le tueur argentin débarquer dans la chambre, son sommeil n'a rien de paisible.


Au petit matin, Marc se réveille la bouche pâteuse encombrée par une queue de castor, l'estomac torturé par un excès d'acidité et la cervelle en compote de fruits blets. Les rideaux ont été tirés et le soleil bas baigne la chambre. Marc ouvre une paupière et la referme aussitôt. Terrorisé, il croit être victime d'une hallucination. Décidément l'abus d'alcool ne lui vaut rien. Il respire profondément pour bien oxygéner son cerveau avant d'ouvrir les deux yeux. Non, il n'a pas rêvé. À contre-jour, quelqu'un est en train de prendre un petit déjeuner au pied de son lit. Marc ajuste sa focale et découvre la Comtesse. Toute pimpante dans une petite robe rouge, les cheveux ramenés en chignon, elle trempe ses lèvres dans un bol de thé bouillant.


- Mon cher Hubert, pardonnez moi mais, malgré tous mes efforts, mes audaces même, rien n'a pu vous réveiller. Vous m'avez beaucoup déçue. Vous ne supportez ni l'alcool ni les émotions fortes.

- Madame la Comtesse ?

- Diantre, qui voudriez vous que je sois, Ava Gardner herself ? Ou bien cette Orane que vous avez suppliée toute la nuit dans vos rêves ? Avouez que c'est très humiliant pour une femme folle de désir de dormir à côté d'un monsieur qui rêve d'une autre. Vous méritez que je vous dénonce à Eduardo.

- Mon dieu, faites que je me réveille. Je suis en plein cauchemar !

- Moi, un cauchemar ? Décidément, quel gentleman !

- Que Madame me pardonne, ce matin, je n'ai pas toute ma tête.

- Allez allez mon petit Hubert, on se secoue, on boit son café et on file sous la douche. Vous êtes attendu et moi aussi. Adieu vous, j'espère que mon prochain Hubert sera moins tarte !


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