La femme de ma vie

petisaintleu

Pour une fois, j'ai fait dans le classique. Comme la majorité des Français, je l'ai rencontrée sur mon lieu de travail.

Elle ne devait guère avoir plus d'un mois. Sa maman s'était sans doute faite écraser par un gerbeur. Des connards s'amusaient dans les réserves à les ratatiner ; à moins qu'il ne s'agisse d'un appât empoisonné.

Venant du carton, j'entendis des petits miaulements, de ceux qui instinctivement vous hérissent le poil et vous font monter des larmes de compassion. Ils n'étaient que deux, deux survivants que l'instinct de survie ou la providence avait épargné. Je me suis trouvé au bon moment et au bon endroit.

Rien ne me prédisposait à l'adopter. Je bossais comme un bourrin et j'étais donc peu disponible pour l'accueillir. Et j'ai croisé son regard.

Après un passage chez le vétérinaire pour qu'elle se remplume, je pense qu'elle ne devait pas être très loin de passer à trépas, je l'accueillai chez moi. Je pense qu'elle a des séquelles à vie. Elle est restée très menue et je dois dire qu'elle me paraît bien brave comme on dit. Je n'ai jamais senti en elle l'instinct du félin. J'aimerais qu'elle me ramène un jour une proie entre sa gueule et qu'elle me la dépose à mes pieds en signe d'amitié. Mais la pauvrette est effrayée par la moindre mouche qui passe.

Les premiers jours, nous nous observions. J'avais un peu l'appréhension que, si je prenais le risque de l'attraper, elle ne me griffe jusqu'au sang. Je déposais des croquettes et un bol d'eau dans un coin. Pour la propreté, ce fut un peu laborieux. Je ramassais ses besoins un peu partout dans l'appartement. J'étais compréhensif. Elle me faisait un peu de peine. Le véto lui avait collé une collerette de protection pour qu'elle puisse cicatriser ses plaies sans être tentée de les lécher. Elle était tellement petite qu'elle buttait systématiquement son carcan sur les joints du carrelage de la cuisine.

Doucement, elle entreprenait son approche. Elle escaladait mon canapé et elle se posait prudemment à l'opposé de l'endroit où j'étais assis. Elle m'observait du coin de l'œil en procédant à sa toilette. Je n'étais pas dupe. J'avais pris le soin d'acheter un livre pour décrypter ses mimiques. J'étais patient. Je comprenais que nous étions sur le chemin du rapprochement.

Petit à petit, nous prenions nos marques. Je prenais une voix de castrat pour éviter que mon timbre trop mâle ne l'effraie. Les premiers essais de caresses eurent l‘effet de celles que j'aurais entreprises sur une jouvencelle fraîchement sortie du cloître. Elle s'enfuyait.

Je découvris enfin son talon d'Achille. Ca la rend dingue. Je passe mon index au niveau de son encolure et elle atteint le nirvana. Elle s'abandonne. Elle ferme ses paupières et finalement, un filet de bave s'échappe de ses babines entre deux spasmes ronronesques.

Nous filâmes un très parfait et égoïste amour pendant les cinq premières années. Puis Karen arriva. La guerre était déclarée. C'est à celle qui ferait une crasse à l'autre. J'ai rarement vu un tel degré de mépris. Aux jets d'urine déposés sur le canapé pour faire comprendre qui est la maîtresse des lieux, ma compagne sur deux pattes répondait par un enfermement dans les toilettes et elle la menaçait d'une défénestration.

Quand nous fîmes l'acquisition en rez-de-jardin, les choses se calmèrent. Ma protégée finit par s'habituer à ses balades à l'extérieur. Et Karen est devenue plus compréhensive. Elle accepte de lui ouvrir l'hiver quand le thermomètre descend sous la barre des zéro degrés. Mais on s'en fiche. Dès qu'elle a le dos tourné, je me précipite pour l'accueillir.

Tu as désormais quatorze ans. Je trouve que tu es encore fringante malgré ton âge. Sur l'échelle humaine, tu en as soixante-douze. Je prépare déjà mes Kleenex pour le jour où tu décolleras pour le paradis des chats, ma Griotte.

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