La fille à la langue magique

La poussière s'était mêlée aux pages jaunies, et une odeur de renfermé s'échappa des mots alignés en rang d'oignon. Voilà longtemps que Luna n'avait pas ouvert un livre. Elle jeta un regard circulaire aux étagères remplies, son coeur battant la chamade tel un tambour. Une ambiance apaisante régnait à présent, comme si la pièce était protégée de la connerie humaine et du chaos qui avait bouleversé sa vie. Elle regarda longuement les lettres noires ébènes, comme si elle était hypnotisée par les points des i ou les boucles des l. L'encre avait quelquefois bavée, laissant des traces bleu foncé, la reliure n'était que ruine, les feuilles ne tenaient entre elles que par un miracle, ainsi qu'un fil blanchâtre. Un amas de papiers abimés.

Depuis combien de temps n'avait elle pas lu à haute voix? On le lui avait interdit, on avait fermé la bibliothèque avec une clé en argent, dans le seul but de protéger Juliette, sa fille.

Luna avait un don. Elle ne voulait pas paraître dangereuse aux yeux de sa princesse. Sa fille bien aimée.

Et là, elle le pouvait, comme quand elle était petite et  qu'elle se cachait derrière la porte en bois, épaisse, immense, sous une couverture en laine rouge tricotée par sa tante, une pile de bouquins précieux divers et variés près d'elle, la frôlant. Elle dévorait les histoires des milles et une nuit ou celle de Peter Pan avec cette minuscule fée jaune, cette grosse luciole aux ailes transparentes qui délivrait de la fine poussière mordorée. Luna soupira et regarda l'histoire entre ses main. "L'oiseau aux milles couleurs"               

Alors, debout au centre de la pièce aux allures chaleureuses, elle commença à aligner les mots, ceux ci fondant sur sa langue. Elle les dégustait, les vivait passionnément.

"L'oiseau, ses plumes arc-en-ciel chatouillant le ciel, les oranges adjacentes aux vertes, les violettes et les rouges dansant un ballet effréné, les jaunes se frottant gracieusement aux bleues, les roses câlinant les blanches. Le noir y était bannis, on lui avait interdit l'accès fermement. Les deux yeux gris de la bête luisirent dans le ciel, et son bec brillant s'ouvrit, lâchant un cri strident. L'oiseau s'envola, frôlant les nuages de coton."

La pièce baigna dans la lumière, aveuglante, et un oiseau surgit des pages et décolla. Un semblable à celui qu'elle venait de décrire. Il fit tomber quelques livres, qui se posèrent peu gracieusement sur le sol. Un cri se fit entendre, Luna dut se boucher les oreilles. Elle plissa les yeux avant de les rouvrir pour ramasser une plume jaune qui venait d'être déposée sur une des deux tables en chêne ancien. Un oiseau de papier sortit du livre. Juliette, par la porte entrouverte, la bouche en o, n'en croyait pas ses yeux.

C'était une histoire qui prenait vie.

C'était Luna, une fille à la langue magique.

C'était sa mère.