La goutte d'eau

Elsa Saint Hilaire

La goutte d’eau

                                                                           Nohant, le 16 avril 1838

            Mon cher Frédéric,

            J’étais bien décidée à ne plus jamais t’écrire, puisque, à ce que de mauvaises langues racontent, mes missives te fatiguent et te rendent d’humeur morose. On te dit bien souffrant. Je ne voudrais pas que celle-ci te porte un coup fatal. Inutile de chercher dans ces pages, des plaintes, des regrets, encore moins une tentative de résurrection de sentiments qu’il te plut de si cruellement bafouer. Plutôt étouffer que de me mettre à geindre. À peine te confierai-je que je souffre atrocement d’une dent de sagesse, bien mal nommée, et que je cherche aux alentours de Nohant un dentiste qui ne manie pas les tenailles comme d’autres une bigorne. Depuis notre séjour à Venise, je te l’ai déjà écrit, nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimé.  Maurice et Constance en sont satisfaits. Pourtant, cette nuit j’ai fait un curieux rêve et me suis réveillée aussi brulante que ton front sur le bateau qui nous menait à Majorque. Un rêve qu’est-ce donc ? Une faribole ? Tu connais, il me semble même qu’il fut un temps tu appréciais, mes délires fantasques. C’est ce rêve que ma plume, plus que mon cœur, me presse de te livrer.

            Nous venions de quitter la petite église de Los Martires, au parvis couvert de mousse et au chœur rococo qui te plaisait tant. Comme à notre habitude, nos pas ne croisaient dans la cité de Palma que la soldatesque espagnole et les regards hostiles des habitants. Ces éleveurs de cochon crachaient sous nos semelles et détournaient la tête avec autant de peur que de mépris quand une quinte de toux t’arrachait la poitrine. Je t’encourageais à leur tenir tête en traitant leurs manifestations d’hostilité de peccadilles. Et tu me souriais, l’air marri.

            Alors que nous regagnions le cab qui devait nous reconduire à la Chartreuse de Valldemosa, une paysanne avec un bébé qui tétait goulument son sein dénudé nous barra le passage. Je me mis à trembler car il s’agissait d’une très vieille femme aux yeux brulant d’un ardent désespoir. Elle tendait la main vers toi et te suppliait de lui faire l’aumône.  Tu retournas tes poches vides du moindre sou. Comme tu souhaitais lui procurer un peu de chaleur par des paroles réconfortantes, tes lèvres s’entrouvrirent pour laisser échapper non point des mots mais des notes de musique. Je reconnus immédiatement le début du prélude que tu avais écrit pour moi en cette tendre époque et que tu avais nommé « La goutte d’eau » pour de secrètes et intimes raisons. La mélodie opéra son charme magique. Ses yeux se remplirent peu à peu des teintes douces qui correspondent aux suaves ondulations de la partition, les rides de son visage s’estompèrent et empruntèrent alors ceux, lisses et frais, de la jeune Périca, que je pris un jour qui faillit m’être funeste - t’en souviens-tu ? -  pour une fée.

      Les blanches, les noires, les croches et les silences tissèrent une couronne autour de son front et tout son être irradiait maintenant d’un plaisir orgasmique. De grandes ailes diaphanes apparurent dans son dos au moment où sa main se refermait sur la tienne. Elle t’emporta, triomphante, ainsi que son bambin dans le ciel chauffé à blanc de Palma. Mais quand l’aurais-je voulu, mes bras ne purent te retenir et impuissante, je vous vis vous enlacer pour le meilleur, à moins que ce ne fut pour le pire. Des cieux vierges, une pluie drue commença à tomber et de cinglants éclairs me transpercèrent le corps et l’âme, me laissant à demi-morte sur le sol. C’est à ce moment précis que mes yeux s’ouvrirent sur des draps trempés de sueur.

            Ne cherche pas, mon cher Frédéric un quelconque sens à ce songe. Il n’en recèle aucun. Il m’arrive, entre deux fièvres tierces, de divaguer. Je ne suis même pas sûre d’avoir écrit cette lettre et si cela existait, je pourrais très bien ne jamais te l’envoyer.

            Ta rêveuse, ta bête, ton ennuyeuse,

            George Sand

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