La Méridienne rouge

Jean François Guet

Une menace d'attentat pèse sur le passage à l'an 2000

Au-dessus du bar du Chiquito, des volutes de fumée bleues s'agitent mollement autour des appliques qui tamisent une lumière rouge orangé. Par grappes, une petite douzaine de clients s'accroche au comptoir, autant sont en salle à partager secrets et bonne humeur. La porte s'ouvre brusquement sur un froid glacial. Une lumière laiteuse coule à flots lents de la rue de Charenton dans la salle surchauffée. Une longue silhouette s'avance à contre-jour en marquant un temps sur le seuil. C'est Luis, le chef des « L ». Il porte une fine mallette d'acier qui renvoie une lueur argentée.


Face à l'entrée, deux jeunes barbus en combinaison rouge posent ensemble leur chope inachevée sur le zinc et se tournent brusquement en glissant de leur tabouret, prêts à bondir sur Luis.

- Tu l'as? l'agressent-ils de concert,

- Tout est là! Répond-il tapotant de l'ongle sur la mallette avec affectation,

- Tout est là? bégaient les deux angoissés . Fais voir vite!

- Minute les gars, la poussière d'abord,

- Azouz, affale une Jupi' et vite! Ordonnent les deux impatients,

- Et « s'il te plaît », çà ralentit le service? s'indigne le serveur,

- S'il te plaît Azouz, s'il te plaît, mais grouille! 


Comme souvent en fin d'après midi, Azouz, un jeune beur plutôt petit et bientôt replet, est seul derrière le bar. Mounir, le patron, est assis avec des chibanis dans le coin mal éclairé de ce qui a dû être une arrière salle. En buvant des fines à l'eau dans des verres à thé, ils jouent d'interminables parties de dominos. Devant le robinet de la pompe à bière, Azouz remplit le demi qu'on lui réclame. Il sert le verre puis reste planté là, curieux lui aussi de voir ce que contient la mallette. C'est qu'avec ces trois là, il est rarement déçu même s'il ne saisit pas toute la profondeur conceptuelle de leurs performances. Tout juste sait-il que ce groupe de zozos se fait appeler les « L ».


Luis sirote son demi assez lentement pour qu'on entende grésiller la bière sur ses amygdales congestionnées. Après l'avoir bue, il repose la chope sur le comptoir. Il fait alors claquer les attaches de la mallette qui s'ouvre sur la dernière édition de Libé. Il ôte le journal pour saisir une chemise cartonnée vert pré qu'il pose sur un tabouret vide. Sur la couverture du dossier, s'affichent avec Marianne et gros caractères :


Premier Ministre

Mission pour la célébration de l'an 2000

Projet de méridienne verte.


Sûr que les « L » préparent encore un mauvais coup à leur façon, songe Azouz qui se hisse sur l'évier pour voir ce que Luis a sorti de sa mallette, sans succès. Pire, les trois lascars lui tournent le dos et vont s'asseoir en salle, à l'écart des autres consommateurs que leur manège indiffère.


- Tout est là-dedans, se rengorge Luis. Projet, responsables, budget, plans, cartes, heures et dates... tout est là!

- Pas eu de mal à le récupérer?

- Aucun ! Se gausse Luis. Ma copine qui travaille au ministère en a un plein carton. Ils cherchent même des volontaires pour éponger leurs crédits, un budget indécent. À ce qu'elle dit, ils sont charrettes de chez charrette. Repérages, arbres à planter, massifs de coquelicots à semer, banquets républicains à organiser, rien n'est prêt !

- Dis donc, faudrait pas que çà vire au four leur barnum, s'inquiète un compère,

- Ouais, ce serait farce qu'ils annulent, en rajoute l'autre,

- Non, pas de danger, c'est la méga affaire d'État. Il en va de la grandeur de la France! déclame Luis d'un air mal pincé qui se voudrait hautain,

- Sur ce coup là, c'est pas de grandeur qu'il faut parler, mais plutôt de longueur, ricane l'un,

- Luis, s'impatiente l'autre, passons aux choses sérieuses,

- T'as raison gars, concède Luis avant de crier : Azouz trois mousses, s'il te plaît!


Le garçon les sert illico puis il pose son plateau vide sur une table voisine pour connaître le fin mot de l'histoire. Luis tourne un regard éloquent vers le patron qui s'écrie avec une fausse colère. « Dis-donc Azouz, c'est comme çà que tu tiens le bar! ». À regret, le serveur retourne à son travail, trop loin pour pouvoir écouter mais suffisamment pour voir : Luis sort une chemise de dossier rouge et écrit au feutre noir et en grandes lettres d'imprimerie:


MÉRIDIENNE ROUGE

1er janvier 2000


Né en France de parents algériens, Azouz a eu un parcours scolaire honorable puisqu'il est parvenu en classe de troisième en obtenant même son brevet des collèges, mais au lycée, il a préféré le bistro de son oncle. Pour lui le mot « méridienne » renvoie à l'ébénisterie. Parfois designers, les « L » travaillent peut-être à un projet de canapé. Il y a quelques mois, ils avaient bien inventé une ligne de mobilier en briques de papier destinées au chauffage. Ce doit être une déclinaison de ce concept fumeux songe le serveur en retournant à ses verres sales.

*

- Le Vieux n'est pas là? s'agace le commissaire en s'adressant à ses subordonnés.

- Non, monsieur le divisionnaire! répondent en chœur les officiers avec une lassitude sur jouée,

- Martine, allez me chercher le Vieux! crache le commissaire sur son Interphone,

- Ne vous donnez pas cette peine Martine, je suis là, répond le Vieux en entrant dans la salle de conférences avec un grand sourire avant d'ajouter un obséquieux : mes respects, monsieur le divisionnaire!


Le chef de la brigade territoriale du XVème arrondissement qu'il dirige avec poigne, aurait voulu lui rentrer dans la gorge ses marques répétées, systématiques et insupportables d'insubordination, mais le Vieux sait doser ses impertinences au millimètre, assez pour énerver mais pas de quoi motiver une sanction. À l'instar de ses prédécesseurs, le commissaire a maintes fois essayé de coincer ce Vieux singe, en vain. Le bougre connaît toutes les grimaces du catalogue, y compris celles des manuels de management à la mode. Malgré ses méthodes hors d'âge, le Vieux est un bon flic, un rigoureux capable de résoudre les affaires criminelles les plus difficiles, un humaniste convaincu qui tient à surpasser les tenants du tout Big Data.


Seul à s'asseoir, le Vieux s'installe au fond de la salle de réunion. Après s'être raclé la gorge, il se gratte le ventre en secouant la veste qui tintinnabule de clés, de monnaie et de menottes, passe dans son épaisse crinière blanchie une main tavelée qui soulève un nuage argenté, époussette ses épaules, et, pour finir, pousse un ultime grognement pour signaler qu'il est disposé à écouter le commissaire divisionnaire.


- Bon, puisque tout le monde est là, nous allons pouvoir commencer. Je sors d'une grand-messe avec les pontes de l'antiterrorisme. Leurs grandes oreilles signalent l'arrivée d'un commando d'afghans du Groupe Islamiste Armé qui viennent monter un coup pour le passage à l'an 2000. On sait qu'ils ont quitté l'Algérie mais on ne sait ni quand, ni comment. On ne sait pas non plus combien ils sont, ni s'ils sont restés groupés ni quels sont leurs soutiens logistiques. À bout de sources, la D.N.A.T. nous a demandé poliment notre aide, c'est dire ! Elle compte sur nous pour mobiliser nos réseaux et l'aider à loger ces ordures. Alors messieurs, à vos poubelles.

- Patron, on la joue perso ou on fait équipe avec les collègues d'autres services ? demande un jeune récemment muté à la brigade,

- Comme vous voulez mais évitez d'ameuter toute la cavalerie. Le pire serait une fuite dans la presse. À quelques jours des fêtes, vous imaginez la panique. Alors si vous contactez des collègues, montez leur un gentil bateau, du style filière de clandestins, le genre d'affaire bien chiante qu'on ne risque pas de vous piquer,

- Ça c'est vrai, confirme un lieutenant en ricanant. Un sans fafs, tu le chopes, tu le ramènes à la brigade, tu l'installes pépère dans la cage et tu montes boucler ta procédure. Le temps de taper ton rapport, le gusse ameute une O.N.G. qui arrive illico te pourrir ton affaire et le clandosse sort en sifflotant avant de se faire poisser à nouveau,

- Et bienheureux si la presse pourrit pas ta carrière au passage, ajoute un autre en grimaçant.

- Oui? Demande le commissaire au Vieux qui a levé le doigt comme à l'école,

- Votre barlu il est pas sorti de la carène qu'il prend déjà l'eau. Y a plus une brigade qui fait dans le clandosse. Même la P.A.F. elle en fait plus !

- Certes ... Vous avez une autre idée?

- Je sais pas moi....une affaire de racket d'épiciers tunisiens qui veulent pas alerter la police, rapport au neveu pas déclaré qui dort dans les cageots au fond de leur gourbi,

- Pourquoi pas. Écoutez, vous êtes assez grands pour vous garder une affaire alors allez, la messe est dite.


Le Vieux tousse étrangement par petits à-coups presque stridents pour signaler qu'il part en chasse. Sans prendre part aux habituels commentaires désabusés d'après briefings, il traverse l'étage et s'installe à son bureau pour téléphoner à ses indics. À son âge, il n'en manque pas. Au terme de nombreux contacts, il finit par tomber sur Tino qui lui promet quelque chose. Rendez-vous est pris à sa cantine, une pizzeria de la rue de la Convention.


- Salam aleikum Ahmed!

- Aleikum salam commissaire. Tu viens juste boire un coup ou tu veux dîner?

- Les deux. Sers moi une blanche et prépare moi un cousse s'il te plaît,

- Brochettes?

- Oui, et sans merguez, tu le sais bien.


Pendant qu'Ahmed prépare sa table, le Vieux se coince en souplesse à une des rares places qui reste au bar. Située au pied de son immeuble, cette pizzeria est encore telle que l'avait conçue le premier propriétaire, un napolitain : murs et plafonds rouge sang, frises et moulures noir et or, comme dans la "maison du centenaire" à Pompéi. Au mur, des dizaines de photos noir et blanc façon studio Harcourt: des chanteurs et chanteuses d'opéra oubliés. Néanmoins, si Ahmed est devenu le roi de la pizza, il sert toujours du couscous à la carte.


- Voilà, c'est prêt. Tu passes à table ou t'en reprends une? Demande Ahmed,

- Non, sers m'en une autre, j'attends Tino, répond le Vieux,

- Ah? je savais pas qu'il devait passer, s'étonne le patron,

- Moi si ! Rétorque le flic avec un clin d'œil,

- C'est çà la police, concède Ahmed en lui resservant une anisette.


Après un troisième apéritif, le Vieux passe à table, de très mauvaise humeur. Pas de Tino ! Pourtant ce hareng n'a pas franchement les moyens de lui poser un lapin. La Vieux le tient pour une affaire de bibelots envolés de chez une dame du monde qui l'avait pris comme gigolo, eu égard à son coup de langue inimitable. Venue déposer plainte, la rombière avait été adressée au Vieux mais, le coupable s'annonçant bon indic, le flic s'était bien gardé de donner suite à l'affaire. La plainte était restée collée au cul du sous-main de son bureau.


Le Vieux finit son assiette quand la porte s'ouvre enfin sur le beau Tino. Costume et souliers vernis crèmes, chemise et pochette en soie rouge, gomina sur mèches teintées et lunettes de soleil, il a tout du chanteur de charme, même une canne blanche télescopique du meilleur effet. Tino est aveugle depuis l'été dernier pour s'être brûlé les yeux pendant l'éclipse du siècle, ne faisant confiance qu'à ses lunettes d'aviateur à verres réfléchissants, le marchand à la sauvette qui les lui avait vendues à Barbès l'ayant assuré que c'était un modèle conçu par la N.A.S.A. pour les cosmonautes. Alors que les lunettes en papier que tout le monde s'arrachait, çà pouvait pas être sérieux, juste un truc pour fourguer de la pub. Ayant remarqué que Tino continuait de se retourner sur les jolies femmes, le Vieux n'arrive pas à croire à cette cécité soudaine et soupçonne une nouvelle arnaque du gigolo. D'un geste, il invite l'aveugle à s'asseoir et celui-ci s'exécute avec difficulté apparente.


- Bonsoir, monsieur le commissaire, salue Tino avec déférence,

- Dis donc, s'emporte le Vieux sans relever la flatterie, tu te fous de ma gueule, j'allais arriver au dessert! T'imagines que gavé, je suis moins méchant ?

- Sur ma vie … miaule l'aveugle,

- Ta gueule! coupe le Vieux, excédé,

- J'ai rien fait, bredouille Tino d'une voix de fausset qui ferait frémir dans leurs cadres dorés les rois du bel canto,

- J'ai pas dit que t'avais fait quelque chose ! Quand bien même, je suis pas là pour çà, ce soir, dit le Vieux en appuyant sur « ce soir ». Tu traînes les mosquées depuis que t'es aveugle?

- Le tout-puissant dans sa miséricorde infinie...

- Laisse tomber çà avec moi. T'as quelque chose sur mes barbus?


Rassuré sur les intentions du flic, Tino retrouve de sa superbe. Il se redresse, s'éponge le visage avec sa pochette de rayonne, sort un fume cigarette doré, y cale une Pall Mall sans filtre avant de l'allumer avec un faux briquet Dupont.


- Bon … ce n'est que çà ... soupire le hareng en soufflant une épaisse fumée. Vous m'avez fait peur et le stress me donne soif. Ahmed, sers moi un demi s'il te plaît!

- T'es sûr que c'est hallal? se moque le Vieux,

- En attendant la grâce divine, al hamdouli'llah, j'y vois un peu mieux en buvant de la bière assure l'aveugle,

- Allez, accouche, s'exaspère le flic,

- Ahmed a un neveu, Azouz, murmure Tino en regardant du mauvais côté si l'oncle n'écoute pas. Il travaille dans un bar rue de Charenton, le Chiquito, un rendez-vous prisé de la communauté Kabyle,

- Des afghans chez les berbères? tu te fous de moi? Grogne le Vieux,

- Et ici, c'est rital peut-être? Tino a craint d'avoir parlé trop fort et se tourne à nouveau toujours du mauvais coté et reprend en murmurant : des afghans, je ne sais pas mais des mecs louches c'est sûr. Depuis quelques temps, ils passent leurs journées à conspirer avec un plan de Paris couvert d'étoiles. Azouz m'a parlé d'un groupe de barbus qui s'excitent en parlant à mots couverts de frapper un grand coup,

- Rien de plus? blatère le Vieux en salivant d'abondance,

- Si, ils ont promis à Azouz de le mettre dans le coup quand ce sera prêt. Il sait pas vraiment ce qu'ils vont faire, ils se taisent quand il approche mais ils vont le faire le 1er janvier 2000, Azouz l'a lu sur un de leurs papiers en les servant.


Finalement, l'œil mouillé, le Vieux se lève, embrasse bruyamment son indic et part sans payer. « C'est Tino qui raque! » crie-t-il depuis la rue en courant vers sa voiture de service, bien décidé à rendre visite au Chiquito, mais l'air glacial le dégrise. Il renonce à traverser Paris à cette heure avancée et, finalement, rentre chez lui fêter ça avec du whisky et des chips, son menu de gala habituel.


*


Pourtant, le Chiquito est encore ouvert car c'est encore soir de piste. Impérial, Mounir trône au bar et mène le bal avec autorité cependant que Azouz court la salle avec son plateau. À cette heure, les joueurs de dominos sont rentrés depuis longtemps chez leurs marchands de sommeil. Ils ont été remplacés par cette faune de traîne-rades parisiens dont la diversité donne l'illusion d'une mixité sociale réussie. Au bar, se mêlent, s'emmêlent, se démêlent des entrepreneurs individuels en mal de clients ou de partenaires, des célibataires malgré eux en quête d'oreilles complaisantes, des couples plus ou moins assortis venus s'encanailler, des retraités qui ne supportent plus la télévision ou leur dragon d'épouses, des philosophes de comptoir qui assènent leurs truismes à la cantonade et des étudiants qui s'essaient au cynisme mondain pour épater des copines déjà blasées. Les « L » sont toujours là, tantôt assis en salle, tantôt debout au bar. De nombreux coups de fil passés ou reçus dessoudent régulièrement le trio qui s'agrège à d'autres groupes le temps d'une tournée. Azouz essaie de comprendre leur manège mais les segments de conversation qu'il parvient à capter lui semblent incohérents.


… Ce qui compte c'est le minutage ...

... Je viens d'avoir Milou, tous les gars sont prêts ...

... T'es sûr de pas avoir de problème de mise à feu …

… Aucun risque avec les télécommandes à infrarouge...

… Azouz, et trois Jupi!

… Des « Morts subites », voilà ce qu'il nous faut!

... Ouais, faut que çà saigne ...

... Je viens d'avoir Isabelle, elle flippe un peu mais ça ira … Elle m'épate! ...


À table, les « L » griffonnent sur la nappe; au bar, derrière les cartons de bière. Après leurs longues discussions, ils découpent des morceaux de croquis et les rangent dans le dossier rouge. Un instant, ils sortent un plan de Paris et Azouz peut y voir des grosses étoiles rouges dessinées sur un alignement Nord Sud. Il ne comprend rien mais il sait que les « L » préparent un mauvais coup, c'est sûr.


... Faudrait que çà coule sur le trottoir, jusqu'au milieu du boulevard même...

... J'aime pas les trucs à gaz ...

... De toute façon faut que çà pète, on ne peut plus reculer ...

... T'as enregistré les numéros des journalistes?

... T'es sûr qu'on embarque le mec de C.N.N?

... Et la fille d'Art Mag? je lui avais promis

… Azouz, le plein !


Au moment où le garçon va servir les bières, les trois « L » montent sur leurs chaises, se penchent en avant sur un pied en tendant leur jambe derrière, agitent leurs bras tendus à l'horizontale et poussent leur cri de guerre : « les ailes»! qu'ils concluent par un grotesque « flap, flap! ». Impavide, Mounir en profite pour annoncer la fermeture. Il était temps. Sur le trottoir, les « L » échangent quelques mots avant de se séparer.


*


Le lendemain matin, à peine réveillé, le Vieux assis en caleçon au bord de son lit, appelle le commissariat.

- Le standard? Grogne-t-il sans se présenter.

- Oui monsieur l'inspecteur principal, répond le préposé qui a reconnu la voix de l'officier,

- Passez moi le Morveux !


Sans attendre, le Vieux pose le combiné sur le plancher et entreprend de se lacérer les flancs à grands coups d'ongles pour hâter son réveil. « Oui? ... allô oui? » couine l'appareil à des charentaises qui se regardent aussi attentives que muettes. Un dernier passage de doigts dans sa crinière et le Vieux récupère le combiné pour répondre. «Morveux?». Le lieutenant stagiaire a horreur d'être appelé comme çà, surtout devant les collègues mais le Vieux a toujours appelé ses jeunes collègues comme ça. Il se justifie en répétant :« tu devrais être content, Morveux c'est quand même mieux que morbac ». Pour le taquiner en retour le Morveux lui répond « Oui, mon capitaine » Il sait que, pour sa part, le Vieux a horreur de cette apparente assimilation de la police à l'armée qui se conjugue peut-être avec une assimilation de la France aux États Unis.


« Morveux , prends la caisse et passe me prendre! » Sans attendre de réponse, le Vieux raccroche, se lève, ôte son caleçon et va se doucher. Soigneusement récuré, il se sèche pour partie dans la salle d'eau pour partie dans le séjour avant de passer des vêtements ordinaires et fatigués, pourtant propres et repassés. Fin prêt à partir en chasse, le Vieux ouvre la porte de la Renault 21 blanche et banalisée qui l'attend en double file devant la porte cochère de son immeuble.


- Salut Morveux, rue de Charenton, fissa!

- Eh, j'suis pas taxi! proteste le lieutenant stagiaire,

- Ta gueule et fonce, ricane son supérieur en se penchant sur la boîte à gants.


Le Vieux en sort un rasoir à pile qu'il met en marche à son oreille avant de le faire rouler sur les épines blafardes qui noircissent ses joues. Il a toujours aimé se raser en voiture, n'omettant jamais un clin d'œil à une voisine d'arrêt forcé à un feu rouge, ou une grimace aux enfants qui partent à l'école, le nez écrasé sur les vitres d'un autobus. De temps en temps, il menace son chauffeur avec son rasoir.


- Çà te dirait des oreilles de cocker?

- Mais çà ne va pas non! S'affole le lieutenant stagiaire,

- Ou bien un joli rail d'une tempe à l'autre, pour laisser passer l'élastique de ton baladeur!


Une petite embardée ramène le Vieux à plus de sérieux. Il achève sa besogne, démonte le capot du rasoir, ouvre la fenêtre de la voiture et jette en pluie la poussière de poils gris.


- On arrive...Gare la bagnole, commande le Vieux. Tu vas aller prendre un café au Chiquito, le bistrot là-bas avec le rideau rouge. On m'a dit que l'« afghan » y était de saison,

- Merde! S'exclame le stagiaire soufflé par le scoop,

- Tu l'as dit. Mais attention, rien de sûr, alors il faut vérifier avec doigté. Moi, je suis trop vieux, ça fait des années que je pue la volaille. Rien qu'à l'odeur, on me repère à trois bornes à la ronde, à croire que j'achète mon après chèvre chez Royco. Alors que toi, t'es encore un de ces jeunes merdeux qui ne ressemblent à rien, personne ne te remarquera. Pour commencer, tu vas juste boire un jus pour repérer les lieux. Ensuite, tu t'incrustes en douceur en jouant le photographe en repérage pour illustrer un article sur les bistrots de Paris. Récupère la mallette derrière et prends le press book.

- Un repérage pour un magazine de mode? Pourquoi pas « Elle déco » suggère le stagiaire,

- Comme tu le sens...

- Vous savez bien que j'ai le nez qui coule, grince le Morveux,

- Et bien soit, agrée le Vieux. Pendant que tu joues les Doisneau, moi je vais prendre mon petit-déje à l'autre bistrot là-bas. Quand t'as fini, tu me rejoints pour rendre compte et aviser. T'as mordu le topo ?

- Oui chef,

- Alors gicle! 


Dans la salle quasi déserte du Chiquito, Zoulikha embrasse ses enfants qui se lèvent d'une table où ils viennent de déjeuner. Les bols Walt Disney, le paquet de corn flakes Quakers, le pichet de jus d'orange Tropicana témoignent de leur assimilation du french way of life. Les gosses ramassent d'énormes cartables aux armes de Batman pour le garçon, de Barbie pour la fille et se précipitent en piaillant vers la porte. Ils manquent de faire tomber le lieutenant stagiaire qui allait entrer et partent en courant en riant de plus belle. Zoulikha qui est retournée à sa machine à café derrière le bar, s'excuse de l'impolitesse de sa couvée.


- Ah, ces gosses, feint-elle de déplorer. Quoiqu'on fasse, ils sont les rois !

- Et vous la reine, chaque jour plus belle à votre comptoir! déclame avec emphase un client déjà attardé devant un blanc sec,

- Dites donc monsieur Louis, vous voulez que j'appelle Mounir?

- Il risque pas de descendre le patron, ajoute un autre client devant son grand crème et le Parisien ouvert à la page météo,

- Ah bon? questionne le monsieur Louis avec l'air gourmand de celui qui connaît la réponse,

- Il a encore trop bu de thé hier soir, ricane le délateur,

- C'est vrai qu'il s'en passe ici, hein madame Zoulira ? dit un autre qui prononce un « ra » traînant avec un fort accent parisien, ignorant de l'usage du « Kh », qui donne profondeur, mystère et féminité à ce prénom venu du djebel. La patronne fronce les sourcils en donnant un imperceptible coup de menton vers le lieutenant stagiaire.

- Arrêtez un peu, vous voyez pas qu'il y a du monde, hausse-t-elle les épaules agacée par la vérité de cette médisance. Pour Monsieur, ce sera ?

- Un grand noir avec une tartine beurrée s'il vous plaît, commande le lieutenant stagiaire,

- Vous savez, faut pas faire attention, s'excuse la patronne. Tous les matins, c'est pareil, ils m'asticotent parce que mon mari reste au lit pendant que, moi, je travaille. Ici on ferme tard, alors ...


Le lieutenant stagiaire ne peut s'empêcher de détailler Zoulikha, un joli visage souligné par de longs cheveux noirs tirés en arrière, des yeux habilement agrandis par un maquillage sombre, des lèvres charnues et brillantes. Quand l'hôtesse lui rend son regard avec gentillesse, le jeune flic baisse timidement les yeux. Il ne peut s'empêcher de s'attarder sur une généreuse poitrine moulée serrée par un pull noir à col roulé, l'air faussement intéressé par la main de fatma en or qui pend au bout d'une grosse chaîne. En remontant la tête, le Morveux n'est pas surpris d'être attendu par des prunelles luisantes d'ironie. « Faites attention, votre café va refroidir » lui susurre Zoulikha tout sourire avant de retourner servir un autre client qui vient d'arriver. Le lieutenant stagiaire achève sa tasse en regardant tantôt devant lui tantôt dans sa soucoupe, se gardant de donner l'impression d'observer les clients, des gens du quartier de tous âges, de toutes conditions et de toutes confessions. Il paie, salue simplement la patronne qui lui fait un petit signe en souriant avant de partir, penaud. L'œil vissé sur le trottoir, il s'inquiète de l'indigence du rapport qu'il va faire au Vieux.


«  Attendez, hep monsieur, attendez! » Perdu dans ses pensées, le lieutenant stagiaire n'entend pas le cri qui lui est adressé par cette voix féminine, inconnue, haletante. Il continue d'avancer quand il sent qu'on lui agrippe le bras. Le jeune flic se retourne vivement, à la limite de se mettre en garde façon karatéka. La vision de la patronne du Chiquito le désarme complètement.


- Et alors, votre mallette?  s'esclaffe-telle. À voir l'air ahuri du lieutenant stagiaire, elle est prise d'un doute .  C'est pas une bombe au moins?

- Non, non, merci, merci beaucoup, bredouille le Morveux. Rassurez vous, c'est du matériel photo. Voyant qu'elle ne le croit qu'à moitié, il ouvre la mallette au milieu des passants. Par curiosité, Zoulikha, sort le press book et commence à le feuilleter.

- C'est vous qui faites çà?

- Oui, c'est mon métier, je suis photographe de presse.

- Vous travaillez dans le quartier?

- Oui et non: je repère des ambiances, des décors, des gens pour des magazines de mode,

- Vous veniez chez nous pour faire des photos? Demande la patronne subitement excitée,

- Oui et non, élude le lieutenant stagiaire. Vous feriez un bien joli modèle si vous acceptiez de poser ... çà vous plairait?

- Oui pourquoi pas? Répète Zoulikha abasourdie par l'addition du compliment et de la proposition. Vous reviendrez? S'angoisse-t-elle brusquement.

- Sûrement, je navigue dans le coin, la rassure-t-il. On se recroisera, c'est sûr !

- Venez manger à midi, l'invite Zoulikha d'un ton plus impérieux que suppliant..

- Pourquoi pas?  Lui répond le lieutenant stagiaire en cachant sa jubilation d'avoir réussi sa manœuvre.


Zoulikha fait alors demi tour et part en courant en se répétant : « pourquoi pas! pourquoi pas! ». Le Morveux l'aurait bien suivie sans attendre mais il reprend sa marche, l'esprit perdu dans des pensées lestes. Il n'a pas besoin de chercher le Vieux longtemps. Celui-ci est assis sur un banc, en grande conversation avec un père Noël aviné, une guenille salement rouge effondrée sur son siège, un postiche de barbe fleurie qui pendouille défaite sur son ventre creux, la hotte emplie de sacs nylon dépareillés. Le Vieux lui parle doucement à l'oreille avant de se lever pour aller au bureau de tabac voisin, laissant le poivrot marmonner au goulot d'une bouteille de rouge presque vide. Le lieutenant stagiaire se tient à l'écart. En revenant vers le banc, le Vieux a son portable collé à l'oreille et des paquets de Gauloises bleues plein les mains. Sans cesser de parler au téléphone, il jette les paquets dans la hotte, en garde un qu'il ouvre avec les dents et offre à fumer au père Noël qui le regarde d'un œil absent. Pour mieux comprendre ce qui lui arrive, l'ivrogne avale une longue goulée de vin, repose la bouteille, inspire avidement les goudrons de sa cigarette et crache la fumée avec force. Tout à son plaisir, il ne voit pas le car gris aux fenêtres opaques qui s'arrête derrière le banc. En sortent deux costauds vêtus de combinaisons grises auxquelles des gants semblent cousus. À leur poitrine, un large écusson bleu blanc rouge annonce la couleur. Avec précaution, le Vieux saisit le SDF par le bras pour le confier aux deux préposés qui hochent la tête avant de l'embarquer, sans un mot.


- Tu comprends, dit le Vieux à son subordonné, je pouvais pas le laisser crever sur son banc. On peut pas jeter le père Noël aux ordures comme un jouet cassé qui a cessé de plaire. Comment veux-tu que les gosses puissent y croire après?

- Vous croyez qu'avec leurs consoles de jeux branchées sur la toile, les gamins croient encore à ces conneries? rétorque son équipier,

- J'y crois bien moi !

- Non?

- Si ! Ceci dit, j'en ai profité pour le questionner. Ces malheureux, à traîner dehors jour et nuit, pas grand-chose ne leur échappe.

- Et alors?

- Alors rien de probant. Ce père Noël voit bien des arabes partout mais tous lui semblent suspects autant dire aucun ... il a bien remarqué le manège de jeunes barbus qui vont et viennent en trimbalant des colis dans un Vieux fourgon mais ils sont européens … et toi?

- Rien non plus. Quelques arabes mais de jeunes frimeurs en blouson, des ouvriers en salopettes et des Vieux trop alcooliques pour rentrer au pays. Pas d'Azouz non plus, il doit servir plus tard. À ce que j'ai compris, le soir c'est nouba. Il nous faudra revenir en plein ramdam,

- On reviendra mais on va quand même aller y bouffer à midi, les coupables ça laisse toujours une odeur,

- Je croyais que vous sentiez le poulet, ose le lieutenant stagiaire,

- Ce père Noël m'a donné une idée. On va faire les boutiques et tu vas me déguiser,

- Moi?

- Ben oui toi! tu leur a servi quoi comme salade?

- Comme convenu, photographe de presse préparant un reportage,

- Alors tu vas me déguiser en Vieux maître d'art conseillant son élève. Et pour commencer, on va chez le coiffeur, j'en ai marre d'avoir du parmesan sur les épaules. La tonsure est de mode, tant mieux, j'ai toujours eu un faible pour les Ordres!


Une heure plus tard, le Vieux tondu de frais et son acolyte mal peigné entrent au rez de chaussée d'un grand magasin encore peu fréquenté à cette heure. Partout pendent des décorations de Noël fatiguées et on s'affaire déjà à préparer le mois du blanc. Après avoir demandé à une vendeuse, ils repèrent le rayon Hommes.


- Qu'est ce que tu me conseilles? Demande le Vieux,

- Costume de velours noir à grosses côtes, chemise canadienne à grands carreaux, cache nez rouge,

- Pas de chapeau? dehors j'ai eu un peu froid dit le Vieux en se caressant le crâne luisant de frais,

- Alors, casquette en Skaï ! rigole le lieutenant stagiaire pas fâché d'avoir de l'ascendant sur son supérieur.


Le Vieux s'amuse comme un enfant ayant attendu quelques jours pour essayer la panoplie de Superman qui fera de lui le héros de ses rêves. Ainsi accoutré, il se trouve des faux airs de gentleman fermier. Sans être Gabin, il ferait un Grand Gilles acceptable. De fait, en les voyant sortir du magasin, nul ne serait étonné qu'il porte un carton à dessin sous le bras.


- Allez, on va se jeter un coup de blanc, propose le Vieux,

- On part au front ? Se réjouit le lieutenant stagiaire,

- Non, nous irons plus tard, tempère le Vieux Mieux vaut arriver après le coup de feu. »


*


À midi, la brume se lève et une lumière jaune pâle baigne les toits de Paris qui luisent encore de rosée. Personne n'a prêté attention à Luis et Isabelle quand ils sont montés sur le toit d'un immeuble de la rue des Abbesses. D'autant moins qu'ils sont vêtus de combinaisons rouges avec un grand sigle imprimé : dans un cercle, une grenade à cinq flammes mêlée à un « L » stylisé. Ils sont chargés de matériel et d'outillage qu'ils déballent sur les marches d'une sorte d'escalier qui mène aux cheminées. Luis installe d'abord un lourd trépied en bois, n'hésitant pas à laisser les vis de réglage en laiton percer le zinc peu pentu du toit mansardé. Il y place ensuite une lunette. Il est temps d'appeler les autres. Isabelle sort un téléphone portable qui déformait sa poche de poitrine, compose un numéro, décroche le clip doré qui pend à son oreille et en approche l'appareil.


- Allô, ici L 04,

- OK, ici L 01, nous sommes en place, tu veux envoyer le signal. Un diamant se met alors à scintiller au sud vers lequel la lunette est tournée.

- C'est bon dit Luis après quelques réglages, l'alignement est OK. Appelle les mecs de la cité U maintenant,

- Allô, ici L 08,

- OK, ici L 01, sommes en place, envoie le signal. Un autre diamant plus petit se met à briller encore plus au sud. Luis, l'œil rivé à la lunette, fait signe à Isabelle d'approcher.

- C'est pas tout à fait çà, faudrait bouger d'une vingtaine de mètres vers la gauche,

- Non pas possible, je suis au bord gauche de la terrasse, après, c'est le vide,

- OK, c'est pas bien grave, montez les tubes là où vous êtes,

- Vu, tu fais pas d'essai Laser?

- Non, pas maintenant, pas d'ici. Minuterie?

- 12 h 18 m 30, 31, 32 …

- OK. c'est tout bon, confirme Luis,

- Gros bisous L 08, ajoute Isabelle en raccrochant,

- Allez, on monte les tubes. Aide moi, ordonne Luis en s'accroupissant au pied d'une cheminée en briques sales. Isabelle sort d'un sac un bout de tuyau en PVC gris habituellement destiné à la plomberie. Luis le fixe avec une bande collante pour emballage, vérifie la solidité de l'arrimage et glisse une fusée dans le tube, un cylindre kaki au dos duquel on peut lire US NAVY. Isabelle a pris une boîte pour en sortir un petit appareil d'où pendent des fils électriques. Luis enfonce les électrodes dans les orifices en attente. Malgré le froid glacial, il est en sueur et essuie ses mains moites sur la combinaison en jetant un regard angoissé vers sa complice. Avec son demi sourire, elle a un air de madone qu'auréole un soleil blond. Qui la croirait en train de préparer un tel méfait ?


- C'est là qu'il ne faut pas se planter, dit Luis en réglant une minuterie électronique sur sa montre à quartz achetée pour l'occasion. Vérifie voir, ajoute-t-il en s'écartant,

- C'est tout bon, répond Isabelle avec assurance,

- Allez on se tire, je commence à me congeler, grelotte Luis.


Avant de partir, le garçon tend soudainement son corps en avant, une jambe tendue vers l'arrière. il agite ses bras et gueule à pleins poumons : « les L»! Il n'a pas fini qu'il glisse et tombe lourdement sur le côté juste au bord de la rupture de pente, le nez sur les première ardoises.


- C'est malin! gronde Isabelle,

- Tu as raison fait-il en se relevant et, les bras le long du corps, les mains cassées à l'horizontale il les agite à la façon d'un pingouin pour crier : « Flap ! Flap! ».

- T'es con ! rigole sa complice en lui tendant la main.


*


Quand le Vieux et son acolyte pénètrent dans le Chiquito, la salle est pleine. Ça pue le tabac, la sueur, la friture et le bouillon. Repas terminé, les clients rassasiés se lèvent après avoir recompté addition, chèques restaurant et monnaie pour l'appoint. L'air désinvolte, le Vieux s'efforce de ne pas laisser son regard courir partout et fixe le cadre ou s'affiche calligraphié un message en arabe, un indice ? Pour sa part, le lieutenant stagiaire cherche derrière le bar le sourire de la patronne mais il n'y trouve que la grimace d'un jeune beur, affairé à laver les verres. Il repère aussi une serveuse, une brunette entre deux âges qui court de tables en tables, tablier sur le ventre. C'est alors qu'une voix avenante perce le vacarme ambiant.


- C'est gentil d'être venu manger, les interpelle Zoulikha tout sourire. Venez, je vais vous installer au mieux,

- Nous vous suivons, répond le lieutenant stagiaire d'autant plus subjugué par la charme de l'hôtesse qu'elle s'est peinte les lèvres d'un rouge éclatant.

- Dis-donc, elle te fait de l'effet la tôlière, remarque le Vieux avec un sourire paternel,

- Euh ... oui, admet le Morveux en rougissant,

- T'as rudement raison, elle est gironde à souhait, un chouïa grasse du nichon mais c'est de saison,

- Comment çà?

- Ouvre les yeux! Elle a les poumons prêts à exploser son pull.

- Vu comme çà...concède l'inspecteur stagiaire,

- Qu'est ce qui vous ferait plaisir? leur demande Zoulikha l'œil pétillant vissé dans le regard du jeune flic.

- Ce que vous nous recommanderez, décide le Vieux en s'attendant à un tajine,

- Alors deux coqs au vin! Crie Zoulikha aux cuisine. Vous m'en direz des nouvelles ! Et avec ceci, un pot de Côtes ?

- Ce sera parfait » remercie le Vieux toujours étonné par la capacité d'assimilation que démontre Paris depuis des générations. Un coq au vin kabyle, il faut oser !


En attendant d'être servis, nos deux compères peuvent observer la salle sans éveiller de soupçon. Force est de constater que la clientèle est mélangée mais banale, des habitués qui saluent ou taquinent le personnel avec familiarité, de rares clients de passage qui ne se font pas remarquer.


- Rien de suspect, regrette le lieutenant stagiaire,

- Ouais, rien de suspect. C'est justement çà qui est suspect pontifie le Vieux,

- Ça vous a plu? S'inquiète Zoulikha,

- Ah oui! s'exclame trop vite le Morveux la bouche pleine, prêt à s'étouffer,

- Vous zavez, ici z'est famille, zézaie un client à qui on n'a rien demandé,

- Oui, très famille, ajoute un autre se mêlant à la conversation sans y être invité,

- Et les familles, c'est bon pour les photos! Assène le zozoteur de service,

- Oui, çà nous ferait tellement plaisir! Supplie Zoulikha,

- En ce cas, mon jeune assistant va s'occuper de vous, propose le Vieux. Le temps que je lui donne quelques directives et il monte le matériel. En attendant, vous nous permettez un rien d'intimité?

- Mais comment! Faites donc ! s'écrie la patronne avant de chasser les importuns en ajoutant : allez ouste vous autres, retournez au comptoir!

- Super! Remercie le Vieux en attendant qu'ils s'éloignent pour reprendre à voix basse : comme ce sont eux qui réclament, tu vas me les mitrailler sous toutes les coutures. Moi, je reste en retrait à repérer ceux qui se débineraient. Allez, vas y et grand kinos hein!

- Oui Maître, répond l'assistant à fond dans son rôle de disciple.


La fin du service est entièrement consacrée à la prise de vues: portraits en pied, en plan américain, en buste, en plongée en contre plongée, avec ou sans éclairage à la torche, au 6x6, au reflex, au numérique même. Les sujets sont naturels mais au premier mot, ils prennent des mimiques de cabots avertis. Zoulikha n'en peut plus de bonheur tour à tour modèle et assistante, toujours plus importante. Téléphone arabe aidant tout ce que le quartier compte de beurettes sexy, de beurs minets, de moukères en caftan et de chibanis à turban se presse devant l'objectif. Le Vieux ravi reste à table à siroter verre après verre des petits doigts de gnôle que Zoulikha lui sert d'abondance. Il en profite pour l'interroger, l'air de rien. Non, pas de problèmes de voisinage ni de fréquentation indésirable, pas plus que de sermons des barbus des mosquées alentour encore moins de menaces de jeunes néonazis en mal de ratonnade. Les seuls originaux sont ceux de la bande des « L », un collectif d'artistes qui occupent un ancien garage dans une impasse voisine, de jeunes exubérants à pognon dont le Chiquito est le QG, pas des squatteurs militants mais des fils à papa logés par un parent promoteur. In petto, le Vieux note cette information qui fait écho aux remarques du père noël.Tout à coup, l'ambiance se fige. La porte derrière le bar s'est ouverte sur Mounir. Le regard mauvais.


- C'est quoi ce cirque? demande-t-il méchamment à son épouse,

- Des photographes qui font un reportage sur le café, essaie de le tempérer Zoulikha en ajoutant : ce sont des photographes de mode!

- Pourquoi? tu veux être mannequin? grogne le mari qui manque d'humour quand on s'approche de sa femme,

- Écoute Mounir, sois gentil, plaide son épouse. Ils bossent, eux.


Craignant l'algarade et ses conséquences sur la suite de leur enquête, le Vieux a compris qu'il vaut mieux partir avant la fâcherie. Il demande à son assistant.


- Tout est dans la boîte?

- Oui Maître,

- Alors on s'arrache, et parlant plus fort : le journal vient d'appeler, on va être en retard à la réunion de rédaction. Vous inquiétez pas, on reviendra vous montrer les tirages,

- Vous pouvez compter sur moi! ajoute bruyamment l'assistant à l'attention de Zoulikha qui se tient résignée derrière son Mounir de mari.


Nos deux flics ne demandent pas leur reste et regagnent prestement leur voiture de service. À ce moment là, une camionnette se gare en toussant devant le Chiquito, un Vieux Ford Transit catarrheux. Sur ses flancs bosselés, un « L » majuscule peint en jaune sur fond rouge. Un couple en sort, combinaisons assorties qui passent devant le maître et son assistant. Ils ne prêtent aucune attention les uns aux autres.


- Vous avez loupé quelque chose, dit Zoulikha aux « L ». Des photographes sont venus faire un reportage. Ils viennent de sortir,

- Un reportage sur quoi? interroge Luis soupçonneux,

- J'ai pas bien compris, s'excuse la patronne, des photos sur les gens, sur le café, sur l'ambiance... ils travaillent pour de grands magazines de mode,

- Tu crois que c'est cette conne d'Art Mag? Demande Luis à Isabelle,

- J'en sais rien moi... s'ils étaient venus pour nous, ils auraient demandé après nous, non?

- T'as sans doute raison, une coïncidence, concède Luis, rassuré. Zoulikha, tu peux encore nous faire bouffer?

- Oui, il me reste un peu de blanquette! réchauffé, c'est encore meilleur, annonce la patronne avant de partir en cuisine.


A la fin du repas, une quinzaine de combinaisons rouges arrivées entre temps, entourent Luis et Isabelle. Cette joyeuse réunion est ponctuée des tintements cristallins des verres qui choquent les goulots des bouteilles qui s'y vident, du rouge, évidemment. Quand Azouz prend son service, les « L » sont toujours là. Il a du mal à leur trouver des airs de conspirateurs, encore moins de malfrats mais il sait qu'ils préparent quelque chose d'important, un secret dont ils ne veulent rien lui dire. Le garçon se demande si ces joyeux anarchistes ne sont pas en train de verser dans le terrorisme, une vieille manie de jeunes bourgeois en mal d'absolu.


*


Le lendemain, le Vieux est maussade. le lieutenant stagiaire se dandine mal à l'aise devant le bureau de métal gris encombré de dizaines de tirages photos.


- Alors rien?

- Rien ou presque! La plupart sont inconnus aux fichiers. Quelques petits voyous tombés pour vols à la tire, cigarettes de contrebande, articles de contrefaçon ou un peu de dope,

- Merde de merde... et le tôlier?

- Pas grand-chose... jamais coincé mais soupçonné il y a dix ans de dealer dans un rade de Nation. Depuis, marié, deux gosses, à jour de ses impôts et même de ses charges sociales, les R.G. le disent adhérant à l'UMP et candidat à l'admission au Lyon's club du quartier. Toujours habillé à l'européenne, glabre, il n'a rien d'un rat de mosquée mais il donne aux associations caritatives mais plus kabyles que religieuses ... rien d'un intégriste donc.

- Un vrai bourge quoi!

- Faut croire,

- Et les « L » ? s'enquiert le Vieux,

- J'ai consulté leur site internet qui affiche le CV de tous les membres, des fils à papa qui jouent les artistes d'avant-garde sans militer nulle part … rien qui les rapprocherait d'un commando d'afghans,

- Morveux, se désole le Vieux … nous avons fait chou blanc. Et les autres, ils ont trouvé quelque chose?

- Tous les collègues sont sur les gencives mais rien de rien. les bécanes sont bouillantes à force de recouper des données inutiles,

- Pourtant, je le sens bien ce Chiquito, renifle le Vieux. Plus il s'enfonce dans le banal, plus je le trouve suspect. Ce serait une couverture de première, le truc de pro, parfaitement indétectable. Si j'avais pas ce groin, dit-il en se pinçant les narines, on serait passé à côté. Puis, regardant sa montre, il est bientôt midi, plus que douze heures avant le grand feu d'artifice. Il est temps de changer de tactique et de revenir à des méthodes plus archaïques. Morveux, attrape deux archers et ramène moi Azouz. Je vais me le cuisiner à l'ancienne. Même s'il n'est pas impliqué, ce qui reste à démontrer, il aura vu et entendu un max de trucs derrière son bar,

- Je l'invite comme témoin ou je l'appréhende comme suspect?

- Je m'en fous, c'est plus l'heure d'être procédurier. Allez file!


*


Azouz ne sait pas depuis combien de temps il est assis dans cette pièce grise éclairée au néon. Il ne comprend pas ce qu'il fait là, menottes au poignet. Il a beau chercher, il ne comprend pas, lui qui s'est toujours tenu scrupuleusement à l'écart des embrouilles, quitte à se fâcher avec des potes, comme Rahim qui lui a proposé de l'associer à son négoce de kif et qui tire dix ans dans une prison marocaine ; ou comme Miloud qui voulait l'embarquer dans un mauvais trafic de matériel informatique et qui a pris cinq ans pour avoir tiré un gauche un peu plombé dans la mâchoire décalcifiée d'un vigile téméraire ; ou comme Youcef qui a essayé de le convaincre de renter au pays rejoindre les maquis du G.I.A. et qui est tombé sous les balles des ninjas de l'armée algérienne. Mais lui, Azouz, il n'a jamais rien fait de répréhensible. Alors à bout de fatigue et l'esprit en paix, il s'endort.


Déconcerté, le Vieux observe Azouz debout derrière une glace sans tain cependant que le lieutenant stagiaire le réveille pour le soumettre à un énième interrogatoire. Force est de constater qu'il ne dira rien parce qu'il ne sait rien. Tino aura mal interprété le peu qu'il lui a dit sur les « L ». Chou blanc, grommelle le Vieux en demandant à son équipier de relâcher le gamin après des excuses d'usage, arguant d'une dénonciation calomnieuse. Vexé, le Vieux rentre chez lui se reposer avant d'aller dîner chez Ahmed, il n'a pas le cœur à réveillonner mais il n'a pas non plus envie de rester seul à ressasser sa déconvenue devant la TV.


*


Sur la terrasse d'une tour HLM de la rue de Choisy, l'ambiance se réchauffe à mesure que les invités arrivent pour le réveillon. Les « L » ont ameuté tous leurs amis pour l'occasion. Leur carton d'invitation stipulait l'obligation de se vêtir de rouge sans dévoiler ce qu'ils préparent pour les douze coups de minuit qui vont marquer le changement de millénaire. Des nappes à la vaisselle en carton, des plats aux boissons, le rouge est mis, renforcé par la lumière de quatre projecteurs installés sur des mats aux quatre coins de la terrasse. Des planches alignées sur des tréteaux font leur office de table mais aussi de garde corps. Une petite fanfare aligne les standards jazz-musette à la grande joie des couples qui dansent.


Tout se passe très bien mais Luis est nerveux. Il ne cesse de rappeler ses compères disséminés sur les toits de Paris. Isabelle finit par lui confisquer son téléphone portable avant de lui enjoindre de décompresser en buvant un verre de vin rouge. De mauvaise grâce, le garçon obtempère. Après avoir attrapé une part de pizza, il se sert avant de se faire happer par des invités. Cinq minutes avant l'heure fatidique, l'ambiance est à son comble. Monté sur le toit de l'édicule qui abrite la machinerie des ascenseurs, Luis demande à le silence.


« Les amis, les « L » sont heureux de vous présenter leur dernière installation, « La Méridienne Rouge ». Je ne vous en dis pas plus mais tournez votre regard vers Montmartre et attendez le décompte. »


À cet instant les projecteurs s'éteignent et Luis entame le décompte, repris en cœur par le public. « ...Trois, deux, un, zéro ! » Calés sur le rythme des cloches de Notre Dame, douze feux de détresse s'allument les uns après les autres le long du méridien de Paris sous les vivats des fêtards épatés par l'audace du concept. Avant de répondre aux journalistes, Luis embrasse Isabelle à langue que veux-tu. Le nouveau millénaire peut alors commencer.


*


Reposé mais encore très énervé par son échec, le Vieux entre chez Ahmed. À défaut de nouba d'anthologie, il sait qu'il va y trouver une ambiance familiale égayée par le concours de brèves de comptoirs auquel se livrent les habitués. Le sachant moitié ours, moitié loup solitaire, le patron ne s'étonne pas de le voir débarquer à l'improviste un soir pareil. Son accueil est chaleureux.


- Monsieur l'inspecteur, quelle bonne surprise !

- 22, v'là les flics, ricane un pilier de bar déjà bien imbibé,

- Chaud devant, le poulet est servi ! ajoute en écho une autre éponge.

- Vinaigre ou estragon ? S'inquiète un rieur aviné.

- Gras comme il est c'est du chapon label rouge ! Ose un téméraire bien farci.

- Cette volaille sent le faisan ! Renifle un connaisseur enrhumé.


Le Vieux ne se formalise pas de ces remarques, à peine hausse-t-il les épaules, levant les yeux au ciel en s'installant au bar pour boire son anisette. Au contraire, il entre dans le jeu des poivrots en hurlant « Police, vos papiers! »


À cet instant, quatre barbus se lèvent brusquement en gueulant des « Allah ou akbar !». Ils sortent des armes de poing et se mettent à tirer en courant vers la sortie. Ahmed qui avait prévu d'éteindre les lumières aux douze coups de minuit, a le réflexe d'appuyer sur le disjoncteur avant de se coucher derrière son bar. Le Vieux qui a laissé son arme de service chez lui ne peut intervenir. Le voudrait-il, qu'une première balle lui fracasse l'épaule avant qu'une seconde ne se loge dans le gras du ventre. Les quatre terroristes parviennent à quitter le restaurant. Ahmed rallume pour constater les dégâts et porter secours aux blessés. Très peu de temps après, le quartier grouille d'ambulances et de véhicules de police. Une équipe du Samu s'occupe du Vieux. Les premiers secours prodigués, les infirmiers l'allongent sur un brancard. Dans le brouillard de sa douleur, le Vieux distingue son commissaire divisionnaire qui le félicite chaudement en lui répétant : « bravo Vieux … c'est vous et vous seuls qui avez débusqué ces ordures !». Ce compliment l'anéantit et le Vieux tombe brutalement dans le coma.


Le lendemain, le radio réveil réglé sur France Info peine à troubler le sommeil du lieutenant stagiaire qui a forcé sur la boisson en réveillonnant avec des amis. Le crâne serré par une myriade de boulons, il ne prête pas attention au flash spécial qui passe en boucle.


« Réveillon meurtrier dans le XVème arrondissement de Paris. Repéré par un capitaine de police, un groupe de terroristes a ouvert le feu dans une pizzeria. Bilan : trois morts et neuf blessés dont les jours ne sont pas en danger. Les quatre meurtriers ont été rattrapés peu après. Coincés dans la voiture qu'ils venaient de voler, ils ont choisis de se faire sauter avec les grenades qu'ils destinaient sans doute à un attentat. Ce mode de suicide va compliquer leur identification. Le ministre de l'Intérieur accouru sur les lieux, a vivement félicité les policiers, en particulier le capitaine de police qui a permis de déjouer un projet d'attentat dont on ne sait encore rien ... l'enquête ne fait que commencer. »


  • Bien mené, comme toujours ;-))

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

  • Belle ambiance pour cette histoire qui, mine de rien, balaie les préjugés et ne manque pas de sel :)

    · Il y a presque 8 ans ·
    Mimi

    Michèle Lila Harmand

  • Ben me voilà... j'ai tout lu... j'ai pas tout compris l'argot arabe mais en faisant des recherches et des déductions... tout baigne... je peux dire une chose... Dard sort de ce corps ou plutôt non reste pour que l'on puisse encore lire les histoires de Jeff!!! kissous Bravo!!!!!

    · Il y a presque 8 ans ·
    One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

    vividecateri

  • Choukane bezef Jeff ! Quelle imagination ! Superbement narré tous ces destins croisés et quelle chute ! Tu nous mènes par le bout du nez ! Tu as l'art de nous entraîner dans tes univers ! j'adooooore lla gouaille qui émane de ton récit ! Vraiment excellentissime ! foi d'Epo en un mot comme en cent CASQUETTE A RAS DE TERRE pour ce récit très visuel ! J'adooooore cette tension que tu fais monter ! On est littéralement happé, scotché par ton récit conduit de main de maître ! J'aurais même pas été surprise de voir surgir Bérurier, l'adjoint des San-Antonio ! Merciiii pour ce moment de pur plaisir, caustique et sulfureux à souhait ! Bisous et douce fin de journée loin de ce monde lobotomisé ! A bientôt !!

    · Il y a presque 8 ans ·
    Epo avatar

    Christine Millot Conte

  • Quelle histoire !... un vrai petit roman !...
    tu es un conteur né... et un écrivain surdoué :-)) délectable à lire... :-)

    · Il y a presque 8 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

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