La mobylette rouge.

eukaryot

Bon.... Je ne vois vraiment pas comment cette journée pourrait pourrir d'avantage. Je me suis levé à la bourre dans l'appart vide pour constater que tu étais partie. Soit, ce sont des choses qui arrivent, mais j'estime qu' une gifle d'adieu, c'est quand même la moindre des choses.

Plus de café, et ça c'est grave, et plus de thé non plus, ce qui est dommage.

J'ai enfilé mon casque, zippé mon blouson jusqu'en haut, parce qu'aujourd'hui figurez-vous qu'il flotte. Pour anticiper, je vais donc voyager sur une mobylette n'avançant qu'à 45, sur une route trempée, avec un vent à pas me foutre dehors (les chiens restent dedans par ce temps, pas cons), et gelé jusqu'aux couilles. Elles se rétractent d'avance, et refusant de les écouter, m'installe sur l'engin, démarre, et file en pétarades grossières dans le silence matinal du village. Désolé, m'sieurs dames, c'est pour la grande marche du progrès.

Une demi heure grelottée, mon blouson, mon sweat, mon froc me font désormais une armure d'éponges glacées, quand j'ai vu que la journée allait pourrir encore plus.

Déjà, le temps s'est mis de dégueulasse à devenir franchement hostile. La plus tombe en vraies petites bombes, le crépitement sur mon casque devient le martèlement furieux d'un tambour sans rythme, le vent se met carrément à hurler au point de couvrir les bruits du petit moteur et manque de m'envoyer dans le fossé, contre le côté d'un tracteur et finalement en plein dans un massif d'orties stratégiquement placées au détour d'un virage vicieux. Joie des départementales.

Alors qu'il me reste environ vingt minutes de trajet dans cette rase cambrousse désolée par le ciel trop lourd au dessus d'elle, la mob' crache, pète, et finalement perd son souffle comme un animal ensanglanté. Je m'arrête en insultant la moitié de la planète et manque d'air pour la seconde moitié. Je descend, glisse sur un paquet d'herbes molles, m'étale de tout mon long à côté de la mob qui tombe sur le flanc, sur moi, et le pot brulant vient me souder le pantalon au mollet.

Les malédictions proférées deviennent des hurlements primaux. Une vache incommodée pousse un mugissement réprobateur quelque part dans le néant champêtre jaune et marron, belle image de la merde où je me trouve.

C'est qu'après m'être relevé, j'ai constaté pourquoi ma fière monture s'était ainsi échouée comme une quadra sur le divan de son analyste : le carburateur, écoeuré par ces conditions, a décidé de quitter le moteur. L'essence s'écoule sur le sol détrempé, je ferme d'urgence le robinet. J'ai perdu entretemps la moitié du réservoir.

J'ai alors fait ce que n'importe qui aurait fait, à ma place, j'ai fait le bilan, le point :

Je suis à peu près au milieu de nul part, des champs à perte de vue, au moins à une vingtaine de bornes de la ville la plus proche. Il flotte à plus savoir qu'en foutre, j'ai le mollet carbonisé et un trou de la taille d'une main sur le pantalon, un carburateur détaché sans moyen de le fixer, je suis en retard au travail et alors que je réfléchis fumerolles, je m'aperçois que j'ai oublié mon téléphone à la maison.

La conclusion a été très simple, bien que percutante : j'étais mort. Pour la première fois de ma vie d'adulte, ce qui est une vaste farce, j'ai dû réprimer d'immenses larmes, réprimer l'envie de savater la mob' à terre jusqu'à la fracture d'un ou plusieurs orteils, et réprimer surtout l'envie d'aller m'enterrer au pied d'un arbre pour alimenter la rubrique faits divers insolite de Ouest France.

Je regarde à nouveau autour de moi, constate qu'il n'y a toujours rien, aucun village ni maisonnette n'a poussé là par magie, et les champs continuent de déprimer tout autour, dans le bruissement de la pluie incessante. Heureusement, il me reste deux clopes qui n'ont pas été broyées et détrempées dans le paquet. J'en saisis une et l'allume, redresse l'engin, et commence à marcher.

Ami lecteur, je ne détaillerai pas cette passionnante marche au milieu de nos aimables campagnes, mais sache qu'elle dura environ deux heures, pendant laquelle j'ai pu sincèrement réfléchir au charme de l'exode vers une urbanité salvatrice, rencontré un poney névrosé qui m'a souri de toutes ses dents, et finalement été autostoppé vers la chaleur de mon foyer par une vieille dame au volant de la camionette la plus pourrie de France. Je lui raconte ma triste aventure, et en rigolant, me dit que j'ai quand même de la chance : cette route est complètement déserte, depuis un an qu'elle fait son trajet hebdomadaire vers le verger qu'elle détient, elle n'a dû renconter qu'une personne chaque mois. J'aurais pu donc attendre, ou marcher encore bien longtemps. Je souris, le premier sourire de la journée.

La triste morale, s'il en faut une, est qu'il ne faut jamais, jamais faire confiance à sa mobylette les jours de pluie.

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