La pluie avant qu’elle ne tombe

nyckie-alause

Une histoire courte pour me prouver que je suis encore capable d'écrire…

—­ Je te l'avais bien dit ! Souvent ! Si nous sommes éternels c'est pour toujours !

La femme ouvre la bouche, tel un personnage de dessin animé, la mandibule qui produit comme un craquement d'être allée aussi bas. Un bruit de glotte, une sorte d'étouffement, pas un mot. Elle le regarde. Elle observe et regarde encore tout autour pour se persuader que personne n'a entendu ces paroles ineptes. Elle espère un court instant qu'elles ont été adressées à quelqu'un d'autre qu'elle, mais non. Lui et elle sont seuls, face à face, sans contact corporel possible, juste plus éloignés que la longueur de deux bras.

Lui, il la dévisage intensément, dans l'attente d'une réaction de sa part, d'un élan. Appelons-le José. Son sourire se dilue dans l'expectative. Il aurait dû patienter. La laisser dire. En premier. Elle d'abord. Mais il avait préparé sa phrase depuis si longtemps qu'elle s'est échappée de lui comme une respiration. En la réfléchissant cette phrase, depuis des jours, il l'a affinée, il en a creusé l'idée, il s'en est délecté, il en a supprimé toutes les pensées parasites jusqu'à ne laisser en avant que l'irréfutable, l'évidence.

A présent, les mots ont été prononcés. C'est juste qu'il regrette d'avoir introduit ces mots si importants par « je te l'avais bien dit ». Mais quelle suffisance se dit-il. Et ce « souvent » ! Elle va croire que je la trouve sotte que je doive le dire et le redire.

Elle, elle n'en revient pas. Le narrateur l'appelle Maguelone. Mais seulement car l'action se déroule entre la plage et l'étang de Maguelone. En réalité, seul José connaît son nom mais ne le prononce pas à haute voix. Ou, si ça lui arrive de le faire, le vent doit l'emporter avant que la pluie ne tombe.

Maguelone ne s'en remet pas. Elle n'est pourtant pas fâchée, pas surprise, pas étonnée non plus. Elle monte lentement les degrés de bois sableux jusqu'en haut de la digue, le vent du sud soulève ses cheveux. Les a-t-elle détachés sans que je me rende compte de son geste ou est-ce le sirocco qui a rompu le lien ?

Je, c'est-à-dire le narrateur, c'est moi. Appelons-moi Dominique.

Avant d'être le narrateur, Dominique est l'observateur. Il est assis en contrebas de la digue, sur les galets. Les personnages se dévoilent peu à peu. Leurs têtes seulement dépassaient quand José a dit « …si nous sommes éternels… ». Je me suis demandé si j'avais bien compris son propos, si le vent qui souffle du large n'avait pas créé à mon insu une sorte de bulle de résonnance où des syllabes se sont mélangées, entrechoquées, pour donner cet arrangement philosophico-surréaliste.

Maguelone commence la descente entre glissements et sautillements. Je la trouve particulièrement belle et vivante. José doit avoir raison. En ce moment, elle est éternelle mais je me doute que cette phrase ce n'est pas pour moi qu'il l'a dite. Il doit essayer de la convaincre de quelque chose mais comme elle n'a pas encore ouvert la bouche si ce n'est pour le petit couic émis en écho de son affirmation. Quand elle me frôle je suis forcé de m'interroger sur mon existence. Suis-je bien où je dis me trouver en ce moment ou inventais-je tout ce que je vous raconte pour gagner à vos yeux une certaine importance ?

José saute à son tour au bas de la dune en faisant gicler quelques galets bruyants. « Excusez-moi » me dit-il en m'effleurant du regard. Une vibration d'humanité entre nous, fugace.

José, il est beau. Ses cheveux sont collés sur son crâne comme un tatouage brillant et improbable. Aucun ne se soulève, ils brillent noir comme une cape de magicien. Ses muscles sont dessinés d'angles et d'arrondis qui ne se heurtent pas. Les articulations jouent telle une mécanique qu'anime la pensée. Les influx électriques en sont perceptibles : cerveau, moelle épinière, muscle qui s'arrondit, bras qui se déploie, main qui se tend, presque à la saisir, elle. Main qui se ferme sur rien, sur le vide, sur l'air du large. Maguelone vient de faire un pas de côté.

— C'est idiot !

Elle l'a presque crié, vers José et dans une rotation de son corps elle a propulsé ce qui en reste vers moi. Ce qui en reste ? Oui, de l'ironie, un fond de mépris un peu volatil.

L'horizon s'attache à disparaître. Le fond du tableau devient sombre. De l'ouest fuse encore un reste de clarté chaude, un résidu du jour. Mes personnages sont de dos et des bribes d'une conversation m'atteignent par vagues sans rien d'intelligible.

A ce moment-là, quand ils se sont placés face à la mer, j'aurais dû détourner mon regard, les laisser seuls, protéger leur intimité de ma curiosité. Mais comprenez-moi, cela m'est impossible puisque je suis le narrateur. Vous m'en voudriez certainement de vous laisser en plan, la respiration retenue provoque des douleurs dans la poitrine et, ce qui n'est pas désagréable, une certaine ivresse. Vous serez d'accord avec moi, la curiosité doit être satisfaite. Voulons-nous la vérité et nous contenterions-nous d'une pauvre fiction qui finit bien ? Préférons-nous un roman de gare à une intrigue bien menée étayée par du vécu ? La réponse ? Je la connais.

Fuligineux. C'est ainsi que le ciel devient envahi par ces nuages que l'obscurité naissante transforme en menace. L'ourlet de la dernière vague, celle qui s'étale avec un remue-ménage de miettes de coquillages, s'est chargé de l'or des derniers rayons. D'abord, cette frange lumineuse a auréolé leur visage d'une très étonnante manière. Au fil de leur avancée leurs épaules en ont profité, puis leur bras juste avant que leurs mains se rejoignent, leur bassin ondulant d'un rythme jumeau et leurs pas. Et plus José et Maguelone s'éloignent de moi, plus ils se rapprochent de la mer, leurs bras horizontaux, tendus à l'origine, se lient pour ne plus faire qu'un. Mes deux personnages sont en train de se fondre, est-ce un effet de la lumière ? Leurs têtes maintenant se mêlent. Je dois cligner des yeux, résister à l'éblouissement du noir.

Maguelone et José, sans une hésitation, sans se concerter mettent leurs pieds dans l'eau et un pas, encore un, puis un autre et le suivant. La frange lumineuse qui tout à l'heure les a balayés comme un scanner géant de haut en bas, commence son voyage de retour. De bas en haut.

La pluie au loin imprime des striures sur le tableau, dessine un avenir qui s'efface, la pluie, avant qu'elle ne tombe. Hypnotisé, je scrute le paysage. Heureusement que le vent d'orage emplit mes poumons car je n'en ai plus la force ni le courage. Mon ouïe prend le relais quand mes yeux se remplissent de larmes. Tendue, ne percevant plus que des harmoniques produites par un chant inaudible, comme des pleurs. Sont-ce les premières gouttes qui m'atteignent enfin ?

Je ramasse autour de moi mes effets éparpillés. Je frissonne. Le livre que je viens de finir aux dernières lueurs. Le paquet de cigarettes que je froisse pour emprisonner les mégots puants. La nuit a fini par tomber, comme une sentence, inacceptable. Les coquillages au fond de mon panier s'entrechoquent avec les clefs du trousseau que je cherche à tâtons. Je me lève et frissonne, grimpe au haut de la digue, découvre l'étang et les lumières de la ville qui s'y reflètent. Avant de dévaler vers le parking où seule ma voiture m'attend. Je jette un dernier regard vers le large et je ne vois rien, que du noir, un noir tellement profond. Cette absence de couleur qui laisse envisager des abîmes et des monstres.

Au loin, au-delà des collines, derrière les lumières de la ville, des étoiles naissent et vibrent qui n'ont pas le courage de nous éclairer.

Il n'y aura plus de retour en arrière. De loin j'appuie sur la télécommande de la voiture qui, pour que je ne la confonde pas avec une autre, produit trois éclairs orangés avant un déverrouillage accueillant qui laisse l'habitacle éclairé comme un aquarium.

Définitivement, ce soir, entre Dieu et moi, c'est fini !

 

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