La valse des encornets

Perrine Piat

Tu te souviens, Georges ? Les journées ensoleillées, l'odeur poissonneuse des quais, les reflets argentés de la mer en été. Rien n'a vraiment changé, ici, dans cette ville où tu me manques tant. Lovée entre les eaux douces de l'étang de Thau et les vagues salées de la Méditerranée, notre cité n'a pas bougé. Étirée entre la belle Agde et Frontignan, notre langue de terre défie le temps. Nervurée de canaux, tournée vers la mer et parcourue de bateaux, ta Venise du Languedoc est toujours la même. Authentique, unique, enviée. Bâtie aux pieds du mont Saint-Clair, colline aux allures de cétacé qui côtoie les airs, notre belle Sète est un cocon paisible où je me sens protégée. Et bercée. 

Notre mer adorée, chérie, me borde toujours le soir et me réveille chaque matin. Je suis là, seule sur mon clocher et je ne me lasse pas de contempler l'immensité dans ses regards irisés. Flots de tendresse. Sa ligne d'horizon me fascine, ses ondulations m'hypnotisent. Avec elle, j'ai toujours envie de prendre le large. De revenir à l'essentiel. Je suis émue par la profondeur de ses sillons, tantôt verts, bleutés ou marrons. Et puis la houle qui ourle le visage de Sète et moustache son rivage. Ses bras qui me bercent d'ondes. Positives.

Notre mer, je pourrais la scruter pendant des heures tant elle m'apaise. Je la regarde, je me raconte. Elle écoute. Elle ne répond pas. Elle s'agite par vagues. Ressac qui claque. Doux et autoritaire. Fluide et solide. Elle va et vient. La tête hissée haute, le pied marin. Je ferme les yeux, fouettée par ses vents, et je respire ce parfum que j'aime tellement. Puissant, iodé, originel. Il suffirait que j'ouvre mon nombril pour attraper, entre mes doigts, ce fil d'Ariane invisible qui me relie à elle. Ses effluves emplissent mon âme et mes poumons. Balaient mes narines. À ses côtés, j'ai les pupilles marines, perlées d'ondées. La fragrance de ses eaux éveille mes sens et ma peau. Le cœur couvert de ses embruns maternels, je me sens prête à tout. Libre de voguer sur la vie.

J'aime la regarder frissonner à la surface, rire de ceux qui flottent tout contre elle. Et la chatouillent. Navigation en eaux troubles, pêche difficile, cabotage illégitime. J'ai le cœur qui pleure quand elle s'en va et qu'elle me laisse, seule sur le sable, les yeux dans l'eau. Voyage en solitaire. Grain de misère. Mais elle revient toujours. Alors discrètement, je la contemple. Secrètement, je l'observe. Je la vois. Se marrer de ses histoires de lunes. 

Du temps qui passe comme le sable au creux d'un poing. Des châteaux qui se construisent, à coups de pelles et de râteaux. J'aime tant l'examiner sourire. Embrasser le monde. Éclabousser de sa beauté ceux qu'elle ne connaît pas encore. Protéger des trésors fragiles. Faune et flore. Et l'entendre rire à s'en fendre les flots. À s'en soulever les côtes. Qu'elles soient fleuries. D'opale. Ou gravées dans du granit rose. J'adore quand elle s'amuse, qu'elle s'affole. Sans digue, dingue. Jetée. Elle est une aventurière. Courageuse. Intrépide. Littoralement généreuse. Je l'imagine monter à chenal, jouer au golfe, bourlinguer d'estuaire en rivière. Direction le bonheur. Cap sur l'espérance. Elle est lumineuse. De la crête au séant. Sous mes yeux, elle étincelle, elle scintille. Elle brille. Je reste là, devant elle, les yeux noyés dans ses rouleaux. Elle est mon espace de réflexion, mon infinité de bonheur. Moi qui ait la tête dans les nuages et les pieds dans le béton.

Ce matin encore, les chalutiers sont arrivés très tôt au port. C'est la même danse depuis quarante ans, depuis que tu es parti. C'est le même ballet qu'à ta naissance, toujours la même chorégraphie. Tu te souviens, Georges ? Les bottes en plastique qui battent les pavés chargés d'Histoire, la rythmique des poissons coincés dans leurs casiers, les voix nasillardes et cassées des pêcheurs de la criée. Le port, ses fragrances uniques de poissons séchés partout où on met les pieds. Cette lumière grandiose qui illumine les quais et les façades des maisons colorées, lézardées, délaissées. L'odeur des tielles de chez Cianni ou Dassé, dans chaque ruelle de la cité. La place Aristide Briand et son kiosque à musique d'antan. Les amoureux qui sebécotent sur les bancs publics que tu chérissais tant. 

Toi et moi, chacun à notre façon, nous surplombons cette ville que nous avons dans le sang. Bien sûr, nous n'avons pas les mêmes perspectives mais si je pouvais tendre les bras, je suis certaine que je réussirais à te gratouiller les pieds du bout des doigts. À faire sourire tes bacchantes. Depuis que tu es parti, personne ne vient plus me raconter les histoires quotidiennes de notre si précieuse péninsule aux airs d'Italie, de Calabre, de Napoli. Tu te souviens, Georges ?

Il n'y a pas un soleil qui se lève sans que je pense à toi, à ta bouffarde, à ta guitare. Que j'aimais entendre sonner les trompettes de ta renommée. J'aimerais que tu me contes encore l'histoire de tes amis de Ricard, de tes amours en poupées, de tes copains d'abord. T'écouter chanter au Théâtre de la mer, ce fort de Vauban transformé en salle de spectacle, que tu appréciais au printemps. 

Une scène de théâtre grec avec pour seul fond la mer et devant, un hémicycle antique en pierres. Tu adorais ça, t'asseoir là et chanter à la belle étoile. Une scène musicale à ciel ouvert c'était l'occasion d'envoyer des notes à tout l'univers, sans barrière. 

Le jour se lève à peine et je regarde les pêcheurs décharger leur butin. Notre mer nourricière a été généreuse. Loups, oursins, daurades royales, seiches et rougets. Tu te souviens Georges, de cette découverte exceptionnelle qui t'avait soulevé la moustache et arraché un sourire ? En discutant avec Momo, tu avais appris qu'à la nuit tombée, les encornets rentrent toujours au port, alors qu'ils passent leurs journées à dix mètres au fond de notre Méditerranée. Cela avait inspiré des vers au poète que tu étais, et puis une chanson que tu n'avais pas terminée. Je l'ai encore dans les oreilles ta valse des encornets. Et tu avais raison dans tes versets. Cette ville, c'est un ballet chaque jour que Dieu fait.

Sous mes yeux encore endormis, les pêcheurs s'organisent, remplissent, empilent. Ça crie, ça hurle, ça rigole. Au pays de la tradition orale, les joutes se tiennent sur l'eau du canal mais sont aussi verbales. Les encornets sont vendus à même les quais ou trimballés jusqu'aux halles du marché. Le ventre de la ville. Tu te souviens ? Les cafés au soleil, les huîtres mangées sur le pouce. Les étals par dizaines, les fruits de mer, les grisettes, l'huile d'olive, et puis le rosé. Ce parfum iodé, ces odeurs sucrées. Tout le monde se retrouve là, en famille, en couple, hiver comme été. Les âges s'effacent, les disparités se diluent et les générations s'entremêlent. Qu'elles soient fraîches ou fanées.

Les enfants du cru ne s'y trompent pas, ils savent sélectionner le meilleur du ventre de la ville pour remplir celui de leurs clients. J'aurais tant voulu que tu connaisses Fouzia. Cuisinière hors pair, reine des sauces. Dans sa cuisine, les encornets sont chéris comme des bébés. Elle leur parle, elle les lave. Et puis elle les farcit au bœuf haché, les rissole, les assaisonne, les recouvre d'un coulis de tomates travaillé. S'asseoir à la table de Fouzia, ce n'est pas manger, c'est s'imprégner. Dans ses assiettes, c'est l'histoire même de Sète qu'elle offre de déguster. Les parents de Fouzia sont arrivés par le bateau qui relie Tanger à notre cité. A l'époque, la ville avait besoin de travailleurs sur les docks et très peu de Français étaient volontaires pour s'y épuiser. Sur demande, des gens sont venus du Sud et ont été entassés, au nord de Sète, dans un îlot de résidences vite construites et mal fagotées. Deux ponts ont été jetés à la hâte vers cette trop joliment nommée île de Thau, et le tour était joué. Les nouveaux arrivants y ont été oubliés. 

Nommée Sétius à l'Antiquité, Cetia au Moyen-Âge, de Seta ou Ceta, notre localité est, depuis sa création, liée à l'eau, à la mer, aux canaux. Tous ses patronymes ont été inspirés par les origines du mot cétacé, par la forme de la colline où elle est adossée et par toutes les créatures qui peuplaient alors la Méditerranée. Notre ville a eu du mal à se stabiliser mais elle a toujours été prisée. Appréciée par le duc de Montmorency et renommée Montmorencette dans la foulée, fortifiée par Louis XIV et valorisée comme port essentiel de Méditerranée, notre tendre île bleue s'est aussi appelée Sette, puis Cette avec les années. Tu le sais Georges, en 1928, il a été décidé que notre petite presqu'île ne porterait plus le nom d'un adjectif démonstratif galvaudé et elle est devenue Sète pour les plus lettrés. Jamais nom de ville n'a autant changé et Sète porte intrinsèquement en elle la richesse de son histoire passée. 

Au fil du temps et sous l'œil de la mer, elle s'est enrichie de l'identité de tous ces habitants, jusqu'à devenir l'île singulière. Tous ces débarqués du bassin méditerranéen, d'abord étrangers. 

Puis intégrés. Puis Français. Espagnols, Catalans, Italiens ont suivi le même chemin. Cetten'est pas devenue Sète au niveau administratif seulement, elle s'est nourrie des spécificités de tous ses arrivants, immigrés, occupants. 

Si tu étais encore là, tu irais déjeuner chez Fouzia et c'est la Méditerranée toute entière que tu pourrais goûter. Sans étiquette, toutes différences gommées. Tu clôturerais ton repas avec un marc de Muscat, ébloui par le sourire de cette femme et charmé par son accent du sud teinté de Maroc ensoleillé. Hey, le Parisien, comment y va ? Y finit pas son plat ? Elle est comme ça Fouzia, elle parle fort, elle parle juste. Elle sait y faire avec les locaux, elle sait s'y prendre avec les visiteurs de passage, les badauds. 

Parce que, oui, Georges, notre île chérie n'y a pas échappé, elle aussi est devenue une destination touristique l'été. Depuis que le TGV relie directement Paris à notre petit paradis, ce sont des wagons entiers de Parisiens en quête de la bonne affaire immobilière que l'on a vu débarquer. Investir, défiscaliser. Manger sur le dos de notre belle ville, de notre étroite presqu'île. Comme si Sète se gagnait à la loterie. Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux, c'est toi-même qui l'as écrit. Alors, ils viennent mais souvent, ils repartent vite fait. 

De notre côté, on se dit qu'ils n'ont pas les codes, qu'ils ne comprennent pas notre métissage, notre mixité. Eux trouvent surtout qu'il n'y a pas assez de réseau 4G, de parkings, de facilités. Cela fait quelques mois que l'on voit débarquer des engins électriques, trottinettes, scooter, vélo. Mais tu sais que la ville est pour partie construite à flanc de colline et que Sète se mérite. Entre les pavés et les montées, les Parisiens et autres citadins en quête de sérénité se découragent vite. Souvent, ils nous quittent sans une larme pour rejoindre la grande sœur Montpellier. Là-bas, ils retrouvent les mêmes enseignes et services qu'à la capitale, ils doivent se sentir rassurés. Ils ne sont pas dépaysés par la ville, seule la météo clémente, le soleil et les températures élevées les convainquent de rester. Et nous, on les regarde fuir notre îlot, vieillissant mais authentique, en souriant. 

Les encornets des halles continuent de danser. De besaces en sacs, de chariots en casiers. Ils passent maintenant par le cœur de ville. Ou plutôt par son ventricule fatigué. Si tu étais là, toi aussi tu irais manger des pizzas chez Mélo. Je devrais dire des pizze. Ses plats à lui aussi sont un voyage dans notre passé. À l'époque où il est arrivé, la ville avait besoin de travailleurs pour se développer et peu de Français étaient volontaires pour s'épuiser à couler du béton, à porter du ciment, à construire des maisons. Débarqué de sa Calabre natale, Mélo a commencé à préparer des pizzas quand il le pouvait, entre deux chantiers. Il vivait en rez-de-chaussée avec sa mamma, une italienne habillée en noir et dentelles, le verbe haut, l'autorité naturelle. Elle avait des faux airs de parrain lorsqu'elle tapait avec sa canne et qu'elle lui parlait cuisine. 

Pour les encornets, tou éplouche la peau, et tou mets de l'ail, va bene, hai capito ? Tu l'as peut-être connu Mélo. Il traînait avec les gens de la ville vieille. Tu ne vivais pas loin toi, dans l'ancienne rue de l'Hospice je crois. Ce quartier de pêcheurs et de maçons où les poulies métalliques servaient à descendre le café préparé au dernier étage jusqu'au rez-de-chaussée. Où les ruelles étaient drapées des linges qui séchaient. Où des bouteilles remplies de liquide, posées à terre et retenues par un fil électrique, intriguaient les habitants d'en-bas comme tu aimais les appeler. 

Tu vois, manger les pizze de Mélo, c'est savourer un petit bout d'Italie, c'est avoir Sète au cœur et les doigts recouverts de Calabre, de Napoli. Je suis certaine que tu aurais été son client roi. 

Le soir, après deux services, des dizaines de kilos d'encornets débités et des centaines de pizze préparées, Mélo prend souvent la guitare et chante sa terre natale. Parfois ce n'est pas très juste mais à coup sûr, cela fait rire. Ou bien pleurer.

En ville, les encornets pêchés eux aussi laissent couler leurs larmes, s'enlacent de leurs tentacules. Le câlin du condamné. À l'encre de leurs yeux, ils colorent les sauces, tapissent les fonds de paniers et salissent les tabliers. Après avoir bu leur café, les pêcheurs quittent les halles du marché avec leurs victuailles et traversent la ville. Sète ressemble à un patchwork de quartiers qui ne se mélangent pas. Habiter sur les pentes du mont Saint-Clair et surplomber la ville, c'est souvent avoir une villa, une berline, une piscine, un joli toit. Mais c'est aussi très souvent devoir remonter ses courses à pieds, et tu le sais Georges, c'est avoir le cœur qui bat la chamade et les jambes qui flageolent. Avec une population vieillissante et des rues impropres à rouler, je te laisse imaginer. Mais en bas, c'est pire. Pas pour circuler, simplement pour vivre. Les loyers n'ont plus rien de modérés. Le charme des appartements décrépis en bord de quai a tout fait explosé et des immeubles entiers ont été vendus à prix d'or aux Parisiens ou Montpelliérains dont je te parlais. Les gens des grandes villes en ont fait du troc anglais, les AirBnB sont légion maintenant, cela t'aurait énervé. Je ne sais pas pourquoi dès que quelque chose de bon se passe, à Sète, cela finit toujours par devenir mauvais. 

Les revendeurs de temps de cerveaux disponibles, ceux de la première chaîne, bien loin de tes expériences cathodiques, ont choisi notre cité pour tourner l'une de leurs séries télévisées. Cela a attiré du monde, les commerçants étaient fiers, heureux, pleins d'espoir dans les yeux. Des techniciens par dizaines, des comédiens, producteurs et des passionnés de séries télévisées ont débarqué sur nos quais comme on arrive dans une carte postale ou au monde de Mickey. Tout est devenu plus cher, instantanément. Les restaurants, les loyers, les courses au supermarché. Pourtant, rien n'a vraiment changé. Ces Parisiens arrivaient le lundi matin pour travailler, restaient entre eux et rentraient à la capitale le vendredi soir. Pas de quoi sublimer notre chère cité. Bien sûr, certains en ont profité. 

J'ai vu quelques commerçants se ruer sur l'instant pour revendre leur bien, quitter leur métier et passer des essais. Ils sont devenus silhouettes de série télé, figurants souvent. Récurrents. Tellement récurrents qu'en l'espace d'une série, ils ont renié le travail d'une vie pour se faire intermittents. 

Tu te rends compte Georges ? Le pouvoir des nouveaux arrivants qui viennent essorer notre Sète sans jamais s'y intégrer. À bien réfléchir, avec leur grand débarquement, nous sommes tous devenus des colonisés, des figurants. Des curiosités exotiques, des congénères drolatiques avec un accent chantant et une tendance au bonheur extravagant. Des autochtones que l'on photographie sans vergogne bien au chaud dans un 4x4 aux vitres teintées. Sète, vendue aux sirènes télévisées. Toute la ville occupée par les Parisiens... Toute ? Non ! Un village peuplé d'irréductibles Gaulois a résisté à l'envahisseur. Peuchère, tu te doutes bien que les habitants de la Pointe Courte ont su garder leur tranquillité, leur authenticité.

Il est midi passé et c'est là-bas que se termine la tournée des encornets. Après les quais, la criée, les halles, les pêcheurs viennent de les déposer. Dans un quartier aux constructions anarchiques, souvent illégales, les travailleurs de la mer rentrent dans leur maison de fortune, slaloment entre les chats errants et rapportent chez eux l'or nacré de la ville pour le servir au déjeuner. Avec de l'ail, de la tomate, de l'huile d'olive, de l'huile de coude, un sacré travail. Chaque jour, ainsi se termine la valse des encornets. En macaronade. Tu te souviens, Georges ? Celle que tu savourais avec tes amis sur la plage de la Corniche après une soirée trop arrosée ou à-même le pont du bateau bleu et blanc de Jean-Louis Vincent ?

Ton regard pétillant et tes mots manquent ici. Je t'imagine te balader direction Marseillan sur la plage du Lido où, désormais, les danseuses portent des combinaisons de néoprène et surfent sur les vagues, où les ballets sont composés de voiles de kite et où le sable que tu foulais gratuitement sert de sol aux paillotes privées dès le printemps. Je rêve de te voir tirer sur ta pipe au pied du phare Saint-Louis, aujourd'hui tu vapoterais sûrement. Ou te regarder rigoler avec Fifi et Maggie sur la place du Poufre, à côté du poulpe géant. 

Tu manques à ma ville Georges. Ici, rien n'a vraiment changé. Nous avons tous bien entendu les conseils dictés par la Méditerranée. La vie est un éternel recommencement dont il faut accepter le mouvement. Ne pas lutter contre les vagues. Se laisser porter. Ce n'est pas la mer à boire. C'est apprécier le chemin, l'instant présent, la houle et le vent. Abandonner la quête d'un bien-être éternel, d'une joie continue, d'un bonheur perpétuel. Onduler comme elle le fait. 

Retrouver le goût du précaire, serpenter dans l'instable, se gondoler dans le fugace, le temporaire. Vivre sans s'en faire. Et toujours, encore, pour l'éternité, s'enrichir de l'effet mer.

Ils peuvent bien lui imposer des changements cosmétiques, rénover les dix ponts que comptent la ville, retailler les pavés, aider les commerçants du centre à survivre, empêcher les grandes enseignes de s'installer, multiplier les TGV, réduire les bateaux venant de Tanger, lutter contre les inégalités, revitaliser l'île de Thau où ils ont concentré la misère par milliers. Sète ne change pas. Elle garde son dos aux allures de baleine, son ventre empli de poissons, son bassin portuaire aux mille capitaines. Et son cœur qui bat au rythme de la tarentelle. Elle conserve son visage d'antan, celui que tu as connu adulte, jeune homme, enfant. Ce n'est pas une chirurgie esthétique de ses cloisons navales, l'effacement de ses rides, la réfection de ses saints ou la liposuccion de ses artères encrassées qui changeront sa face. Qu'ils continuent leurs médecines trop douces sur notre cité, leurs innovations par acupuncture, leur modernisation par placebo, ici, rien ne bougera. Malgré les années, Sète conserve son authenticité, son identité unique faite d'influences diverses et variées. Il suffit de regarder la cuisine de Fouzia et de Mélo, suivre les casiers des pêcheurs de la criée à la halle du marché, observer les chats sauvages de la pointe Courte où le temps semble s'être arrêté. 

Sète est à l'image de sa mer. Plurielle, diverse, accueillante, simple, tantôt calme, tantôt agitée. Mais immuable. Notre mer tant aimée accepte le monde, sans juger. Sans distinction de couleur, de foi. Une place pour chacun. Peu importe sa façon d'être. Ou d'aimer. Elle aide ceux qui peinent à flotter, qui nagent avec difficulté. Elle accueille, elle berce. Elle emmène. Oui, elle engloutit parfois. Mais elle abolit les frontières. Tous dans le même bateau. Sous ses cieux, les libertés sont libres d'exister. Enfin. Sous mes yeux, elle étincelle, elle scintille. Elle brille. Je reste là, devant elle, les yeux noyés dans ses profondeurs. Mises en abysses. Et c'est moi que je regarde. Mise en abyme. Sous ses cils argentés, miroirs lumineux, mes états d'âme en reflets. Échos d'ego. Mirages de ma conscience. Étendue là dans le calme et la sérénité, elle me donne des envies d'ailleurs. De bonté. De meilleur. Elle est mon espace de réflexion, mon infinité de bonheur. Quant à moi je suis toujours là Georges, la tête dans les nuages et les pieds dans le béton, accrochée à mon clocher depuis plus d'un siècle et demi dis donc.

Ils m'appellent Stella Maris, Notre-Dame-des-Mers ou Sainte-Marie-de-l'Étoile mais peu importe mon prénom, je suis leur Madone et je continue de les protéger depuis mon piédestal. Ils me prient, pauvres pêcheurs, riches rentiers, Sétois de cœur. Perchée au sommet de l'église décanale Saint-Louis, du haut de mes sept mètres, je domine mer et cité et chaque jour, je ne rate pas une seconde de la valse des encornets. Tu sais, tu aurais vraiment du l'écrire cette chanson. Tu as bien chanté l'Auvergnat, la Femme d'Hector et les Copains d'abord. 

Tu n'es pas loin au-dessus de ma tête Georges, il suffirait que je puisse tendre les bras pour venir t'attraper. Mais je reste là, étoile des pénitents, mère des pêcheurs, protectrice des enfants et je ne me lasse pas de contempler l'immensité dans les regards irisés de la Méditerranée où le soleil vient de se coucher. 

À mes pieds, la ville s'endort tard ce soir encore. Je regarde Fouzia, je regarde Mélo. Les pêcheurs de la Pointe Courte et les oubliés de l'île de Thau. Dans chacun de leur souffle, c'est l'histoire de Sète qui s'inscrit et son avenir qu'ils sèment. Et pour m'endormir moi, madone, c'est ta valse des encornets que je fredonne. Ne m'oublie pas Georges. Sétois que j'aime. 

 

Signaler ce texte