La visite de Karlstejn

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Dans le wagon du train qui m’emmène sous la pluie vers un château de Bohème, il y a deux autres passagers. Le premier est un moine cambodgien en voyage, crâne rasé, toge orange et sandales. Souriant, il joue à tuer des zombies à la grenade sur son Iphone.

De l’autre côté de l’allée, une dame de 150 ans lit un journal. L’eau dessine sur les vitres des rides changeantes qui font écho au visage de cette femme d’une autre époque, d’avant Facebook. Je n’ai pas l’habitude d’être lyrique, mais là, pour couronner le tout, la lumière jaune et poussiéreuse de cet orage d’été lui donne une apparence d’icône. Probablement venue au monde à l’apogée de l’Empire austro-hongrois, elle parcourt, sereine, une édition du Pravo, les pages du quotidien tremblant à quelques centimètres de son visage ; une façade crevassée bien qu’enrichie au miel et à la bière, dans les replis de laquelle doivent se tenir cachés des litres de savoir sur la vie, la mort, l’amour et toutes ces choses futiles qui nous passionnent et nous effraient.

Si je parlais tchèque – ou elle français – je lui poserais bien deux ou trois questions. Tant pis.

Arrivant à Karlstejn, le train s’arrête, et, me levant, je lui décoche un sourire timide/compatissant/charmant auquel elle répond les yeux rieurs et la bouche édentée. Je descends du train, un panneau HVAR indique une direction que je prends.

Deux kilomètres de la gare au château, deux mille mètres de côte pavée, sous la pluie. La route conduit d’abord à un hameau typique, où l’on peut déguster des spécialités locales, telles que la pivo, et acheter divers produits artisanaux de la région de Bohème. Citons ici le cristal, les pots à bière et les tabliers de cuisine avec de faux seins en plastique. Passé les échoppes, on bifurque et nous circulons maintenant autour d’une colline, traversant une forêt si dense qu'elle empêche d’observer quoi que ce soit des environs, qui le méritent sûrement. Au bout de la forêt et de ce qui n’est plus qu’un chemin, un majestueux portail de pierre. Celui-ci franchi, c’est le Retour du Roi. Le regard, enfin débarrassé des arbres démesurés, embrasse trois tours carrées, massives, percées de meurtrières, flanquées de remarquables coursives extérieures et reliées les unes aux autres par des ponts longs de plus de vingt mètres recouverts de toitures en bois. Sur les parois, des nombreux éclats et fissures sont les cicatrices de cette place forte qui, nous l’apprendrons plus tard, fut conçue comme simple palais d’été pour finir transformée en gardienne sans cesse assiégée des trésors du Saint Empire Romain Germanique.

Voilà de quoi ravir de bonheur n’importe quel petit garçon imaginatif ayant une légère tendance à vouloir, de temps en temps, planter une hache de guerre dans le thorax de son prochain ; je pense qu’il en ira de même avec toute petite fille jouant à être princesse, puis reine, puis cruelle.

La pluie tombe toujours et l’on espérerait presque que les merles volant auprès des tours soient des corbeaux, patients et immunisés, attendant que nous succombions tous à une peste salvatrice envoyée sur Terre par un Dieu juste et bon.

Longeant ensuite le chemin de ronde, on arrive à la caisse, on demande dva ticketi, dekuji, la visite commence, première lourde porte en fer, on entre.

Cinq minutes après le début de la visite, deux français arrivent en retard. Commentaires divers de la part de l’audience en anglais, allemand et russe. La guide – charmante – reprend ses explications. Un instant plus tard, l’un des français demande de stop the visite car il a oublié ses lunettes dehors.

Nouveaux commentaires plus appuyés en anglais, allemand et russe.

Alors que nous traversons les salles, un touriste unijambiste attire mon attention. Il a greffé au-dessus du genou une jambe artificielle bionique. L’articulation pied-tibia est une boule en silicone produisant une lumière orange lorsqu’il marche. Cette prothèse coquette ne l’empêche cependant pas de gravir les escaliers d’un donjon du XIVe siècle, fait rassurant pour ceux qui considèrent l’un de leurs organes ou membres comme irrémédiablement endommagé, voire détruit.

Dans l’antichambre du Roi, on nous présente une statuette symbolique : une femme aux airs de versaillaise piétine un noble barbu au corps de cochon. La victoire de Sainte Catherine sur un roi païen qui, désireux de l’épouser, envoya ses quinze plus fidèles hommes pour la convaincre. Sainte Catherine lui mit à l’envers et convertit les messagers. Le roi païen, courroucé, la captura et la condamna à mourir sur la roue. Ironie du sort – miracle selon les croyants – la roue se brisa.

Le roi dut finir le boulot à l’épée. C’est ce qu’on appelle une victoire morale, mais on retiendra que Dieu s’est contenté d’un miracle un peu foireux pour sauver sa protégée. Peut-être avait-il besoin de plus de saintes.

L’odeur de cire et de miel qui a pris d’assaut nos narines dès la première pièce se fait plus forte alors que nous entrons dans la salle d’audience. SenatusPopulumQuelquechoseRomanum inscrit sur le trône ; la guide explique en mots gentils que dans Saint Empire Romain Germanique, il y a Empire Romain, et qu’on est donc un peu cons de s’étonner de voir SPQR gravé sur le royal fauteuil.

Une autre salle et le tour se termine par la découverte des trésors de l’Empire, les mêmes qui ont permis d’installer si durablement la catholicisme en Europe. Le Graal – enfin, un Graal – et la tête conservée du fameux dragon terrassé par Saint Michel, que l’Empereur Charles IV acheta une fortune à une gitane de passage qui la tenait de son ermite de grand-père extralucide ou quelque chose comme ça.

Tout en observant la mâchoire de crocodile embaumée dans la vitrine, on s’imagine une bohémienne hilare, racontant comment elle a réussi la quadruple et difficile tâche de se débarrasser d’une carcasse pourrissante, d’en retirer de l’argent, de renforcer la ferveur religieuse de tout un peuple, et de prendre l’Empereur pour un con.

Ensuite, j’ai pensé à la vieille du train qui m’a rendu un sourire, puis à l’Empereur qui s’est fait entuber, à l’Histoire en général, la visite s’est achevée, je suis retourné dans la cour et les merles étaient partis.

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