L'abîme.

austylonoir

Le désert, j'ai demandé. C'était un paysan ; un homme de la terre jusque dans le froissement de ses vêtements, où la glaise s'était incrustée de façon indélébile. Il a écarquillé les yeux, un peu ébloui par le soleil en arrière de moi. Ensuite il a eu ce geste de la main, une légère inflexion du poignet, comme le battement d'aile d'un oiseau atteint, vers un ailleurs que lui seul semblait voir. Ça se marche? J'ai demandé. Il a haussé les épaules, ça peut se marcher. Et de la même main qui suggérait plutôt qu'elle ne montrait, il a balancé vers un vieil autocar arrêté en bord de route. Il y montait tout ce que le coin avait d'agricole ; des femmes aux vêtements lestes et dont les mains huileuses disaient l'habitude des cuisines, et des hommes revêtus dans le souvenir des colons, c'est-à-dire avec le béret et l'épaisse moustache, qui une poule dans la main et qui un sac de pomme de terre. On emmenait du village vers le village plus lointain.


Je me suis enfoncé dans un siège à l'arrière, et à partir de là, il m'a semblé que tous les soucis du monde s'envolaient dans cet accès soudain à l'abandon. La lumière vague du jour chargeait l'espace d'une densité particulière, comme la pesanteur d'un rêve ou d'un aurore prolongé. Le temps me semblait diffus, sans importance. Le mouvement de l'autocar apportait ce léger balancement propice au sommeil dans la chaleur alourdie de l'été.


Je la revoyais.


Elle m'était venue de son habituel pas féminin, gracieux à souhait et sensuel au possible. Ensuite elle avait eu ce geste qui m'avait amusé autant qu'il m'avait plu, une main tendue et une parole brève : viens! J'avais murmuré, attends ; et j'avais glissé mes phalanges dans les siennes, la laissant me guider entre les lanternes suspendues que nous écartions au passage, quelque chose d'enflammé nous brûlait dans le corps.


J'ai réouvert l'oeil.


L'autocar approchait le désert. Il me tardait de descendre. Au premier arrêt, j'ai posé le pied à terre. J'étais devant une boucherie qui servait à sa terrasse de la viande grillée sur des morceaux de charbon. Un enfant battait de l'éventail, soufflait sur les braises pour en attiser la chaleur. Il est venu à ma table en tirant un calepin de sa poche arrière et en attrapant le crayon qu'il maintenait par-dessus l'oreille. Il attendait. J'ai demandé un plat de viande, du pain cuit sous le sable et une théière d'où s'échappaient des vapeurs d'absinthe.


Je venais ici léger. Sur le parking du travail, alors que les nuages s'étaient embrasés au soleil couchant, mon boss m'avait dit :


_ Écoute, je te veux frais lundi.


_ Tu me veux quoi?


Son visage s'était crispé. Moi-même je ne savais pas ce qui m'avait pris ; peut-être était-ce la migraine, ou peut-être la fatigue, toujours était-il que ça m'avait agacé.


_ Tu me veux quoi... non j'ai pas compris, tu peux répéter?


_ Écoute, je crois qu'il y a un malentendu...on ne s'est pas compris.


C'était trop tard, je n'écoutais plus. Par souci du détail dramatique, j'avais jeté ma tasse de café violemment contre le sol.


_ T'es viré.


_ Tant mieux.


En montant dans ma voiture, j'avais allongé le siège, croisé les mains derrière la tête et j'avais pensé ; à plein de choses mais surtout à toutes les illusions de liberté par lesquelles je me laissais parfois tromper. Comme le travail, et ces grands trucs qui soi-disant, réalisaient les hommes.


J'avais fini mon repas. Dans l'avenue vide, il a alors passé un âne tirant une charrette de fruits et sur son dos, un jeune homme à la bonne humeur manifeste. Je l'ai arrêté ; des figues de Barbarie. Il a un sorti un couteau, coupé une première fois le haut, puis après quatre incisions, il m'a tendu le fruit.


_ Est-ce qu'il y a un endroit où dormir dans le village?


_ Il y a l'auberge des poètes sur la route qui mène au sud!


Je marchais maintenant au pas de l'animal. Rêvassais, songeais.


_ Le nom m'intrigue, j'ai finalement dit. Qui sont ces poètes?


_ Des conteurs, comme dans l'ancien temps...


Je m'imaginais la chose. Me la faisais désirer. Était-ce de ces assemblées où l'oralité des mots pouvait provoquer l'envoûtement de l'esprit? Cela était possible. Aussi, je ne perdais rien à m'y rendre. Aussi je décidais d'y aller.


_ Emmène-moi donc!


Et j'ai grimpé sur le bord de la charrette, pendant qu'il exaltait l'animal à reprendre le trot. Je perdais mon regard dans l'observation des détails ; les maisons bâties d'argile et les petites filles aux nattes parfaites qui souriaient de me voir, avant de décamper, appelées par leurs mères à s'éviter le soleil, quand à ses heures enflammées, il menaçait leur petit corps tout faible de le faire s'évanouir. Comment, je me demandais, étions-nous venus à croire que l'aboutissement de l'Homme était dans le labeur de ses mains salariées?


Quand j'étais retourné chercher mes affaires au bureau, on m'avait prétendu que le boss s'était absenté. J'avais remarqué une distance gênée dans le comportement de mes collègues ; on me fuyait avec le sourire et un froid protocolaire, tandis que moi, j'y restais indifférent. Ou presque. Le désagrément était là, mais il s'effaçait devant des nécessités plus grandes ; il me prenait une envie d'exaltation d'âme, de vertige procuré par l'imprévu des sols meubles, de têtes à têtes violents où l'on s'embrasse sur le front, de discours décisifs sur l'avant et l'après et de peuples en ruine qui continuent de rêver. Nous n'étions pas nés pour recharger les imprimantes en papier. Pas moi en tout cas.


Ce que je leur reprochais, c'était d'avoir dilué le goût de la révolte dans quotidiens vaseux. Mais comme j'avais cependant grandi par-delà la bêtise, j'avais fini par comprendre leur aspiration à la vie confortable. La misère romancée n'est belle que dans les yeux d'un fou ou dans les films qui se destinaient à Sundance, Venise et Berlin. Il ne s'agissait pas de ça. Il était question des phrases creuses et répétées, des passions sans amour et de quand les gens refusaient d'être vulnérables. En d'autres mots, de quand la banalité s'envisageait comme une voie possible, et pire encore : désirable.


C'était peut-être cette lumière dans mes yeux qui lui avait fait peur au début. Elle n'était pas prête. Le brusque dans le bon, comme la surprise dans le mauvais pouvaient et l'un et l'autre agiter les sens ; troubler par incertitude. Et comment au début, distinguer l'un de l'autre? Et comment ensuite, en saisir la nuance?


Et pourtant ce jour-là, elle avait ouvert les fenêtres, un vent chaud s'était engouffré jusqu'à moi en soufflant sur les draps blancs dans lesquels je m'étais entouré. J'avais senti le poids d'un genou, puis celui d'un second s'enfoncer dans le lit. Elle me poussait doucement. Je m'étais tourné vers elle et elle avait fait cette chose que les femmes font, lorsqu'elles prennent conscience du charme qu'elles exercent sur des yeux déjà séduits. Elle avait passé sa main dans sa chevelure, non pas comme on chasse quelque désagrément, mais comme pour dire : oui moi aussi. Ce charme-là, aucune littérature ne me l'avait encore donné dans une si grande vivacité. Tout juste me semblait-il y avoir goûté dans une forme économe chez les auteurs troubles, ceux que le déroulement des âges avait placé entre les pures romantiques et les mornes réalistes. Elle était là sur ce bord de lit, comme un rayon de lumière dans un excès de blancheur.


_ Dis-moi que tu m'aimes, elle ordonnait souriante.


J'étais resté silencieux.


Elle s'en était troublée.


C'était un silence qu'elle ne savait pas situer et elle se demandait si l'indifférence était feinte ou éprouvée. Or elle était éprouvée ; je ne l'aimais plus. Sa blancheur s'en allait au demi-jour, pâle comme une aube de grisaille et de brume suspendue, et le sentiment, éclatant à son instant le plus fort, relâchait en moi de son étreinte, s'en allait fuyant, comme une main à l'agonie qui voudrait lâcher prise.


Et cependant, dans le vide qu'avait découvert l'effacement du cœur, il s'était glissé quelque chose d'infiniment supérieur ; une tendresse vive, émouvante qui me montait jusque dans la gorge. J'avais attrapé son visage des deux mains, puis écartant les mèches qui lui tombaient devant les yeux, j'y avais plongé mon regard, noyé dans cet azur immaculé, aérien et clair, comme les cieux purifiés des beaux jours d'été.


_ Tu peux partir, si c'est ça que tu veux vraiment...


J'avais enfilé mes vêtements, lavé mon visage à l'eau froide dans la salle de bain, puis retournant à elle, je m'étais tenu dans l'encadrement de la porte, hésitant sur la chose à dire. Elle m'avait souri.


_ Pars, je t'en veux pas...


Et tournant le dos, je l'avais entendue s'effondrer.


Le vendeur s'est arrêté dans un étroit couloir géologique, formé entre deux immenses collines. Il m'a dit à regret qu'il ne pourrait pas m'emmener plus loin, le chemin est trop étroit, et il m'a montré un sentier à droite qui grimpait dans les hauteurs. Une dizaine de minutes, il disait, et tu seras arrivé.


J'allais. Ce n'était rien, mais j'appréciais cette marche insouciante. Qu'elle me paraissait loin la gueule de mon patron et son haleine de macchiato, soufflée entre les mots. Écoute, je trouve que tu laisses aller, je n'aime pas ton attitude ces derniers temps, il va falloir qu'on trouve une solution...et change-moi cette voiture, elle m'énerve. Ensuite il prenait un ton à la fois tragique et grotesque, et il disait, tu dois être extrêmement reconnaissant envers moi, tout ça je le fais parce que t'apprécie beaucoup. Je m'inquiète pour toi, crois-moi.


Ce n'était pas la responsabilité qui me gênait ; c'était plutôt le fait de m'inquiéter de l'inutile comme de la vie et de la mort, d'assumer ses fautes en les passant pour miennes, et de subir l'humiliation en silence. Dans la soumission de l'homme à l'homme, l'esclavage avait au moins le mérite d'être clair. Le salariat n'en changeait que la couleur pour mieux en préserver l'essence. Mais l'offense était l'offense, qu'importe le nom.


J'ai aperçu la citadelle d'où s'élevaient aux quatre coins, le même nombre de tours ; larges à leurs bases et moindres aux sommets. Une porte démesurée et travaillée selon la courbe d'un arc dans le métal forgé, occupait presque entière, toute la hauteur de la façade avant. Le vent a soudain soufflé. Râle, plaintes et sifflements ; sable et terre mélangés. On m'avait prévenu que la tempête du désert ne s'embarrassait pas de l'annonce ; elle survenait et c'était tout. Ensuite il fallait composer. La porte s'est légèrement entrouverte, un homme habillé en tunique beige en est sorti, il avait dû s'affoler de me voir, et me faisait de grands signes de bras. J'ai couru jusqu'à lui. Entre, il a dit, entre!


C'était une cour à ciel ouvert, dallée de mosaïques au sol. Une fontaine en plein milieu, s'y répandait dans la vigueur, et des hommes d'un brun clair étaient assis à sa fraîcheur, coulant le thé et bavardant la vie, le dos posé contre un coussin ou assis sur la tenture, couleur carmine, orange et or. L'homme a continué sur un ton amical, il n'est pas bon de marcher à ces heures-là, surtout pour l'étranger au pays. Je lui ai senti à cette brève prémisse, l'intelligence du mot, pesé et sous-pesé, choisi d'entre tous pour l'effet le meilleur. À n'en pas douter, cet homme était de ces conteur-là. J'ignorais cependant par quel effet d'architecture, la tempête, caractérielle au-dehors, nous parvenait à l'intérieur comme un léger dérangement ; mais très vite j'ai fini par l'oublier au regard de la fresque singulière qu'offrait cette assise.


J'ai pris place sur le rêche des tapis. On m'estimait d'un œil curieux, mesurait dans mes silences ce qu'il y avait de non-dit, on me tâtait par la pensée pour me prendre la jauge. Et au défi par le nombre, je montrais l'épaule élargie.


_ Si c'est pas indiscret, a demandé l'un deux, qu'est-ce qui t'amène dans le coin?


_ La fuite.


Puis quand le mot a fait tout son effet, j'ai rajouté, la fuite des responsabilités. Je venais de déposer ce que j'avais de plus intime en moi, il n'y avait plus de barrière entre nous pour tempérer l'étincelle ; la fuite des responsabilités, j'ai continué, et ce sentiment d'être à la lisière de l'effondrement interne. D'être un lac à sec qui se creuse de sillons. Je m'étais épuisé d'être, comme si la chose était déjà de trop et me cherchais dans le voyage un oubli temporaire. Et dans la mesure du possible, quelques réponses affirmées à des questions en ébauche.


_ D'une certaine façon, a répondu l'homme, nous tâtons la même chose.


_ Mais beaucoup nous sépare.


_ Tout nous sépare.


Et il souriait du sourire des oncles bienveillants, qui ont sur chaque chose un regard attendri. Il m'invitait à rester pour la nuit en promettant le grandiose, la nuit est aux mystiques et nous aurons les devants. Je lui ai cédé la demie-vérité, en ajoutant que la nuit, par sa transcendance, ne s'arrêtait pas là. Il s'emballait. Disait qu'il était un homme du voyage. Qu'il avait déambulé par des cités côtières aux mille fanaux, et il jurait en y faisant contribuer tout son corps, il jurait qu'aux nuits les plus sublimes, il avait comme entendu le silence des ruelles se troubler de rumeurs, et il me demandait : sais-tu ce que c'est? Et comme je disais non, il ajoutait, et bien moi non plus. Et comme je ne voyais ni sens, ni raison, ni vertu à l'exemple sinon que sa beauté, je lui ai demandé où il voulait en venir? Il a répondu avec son regard chaleureux en y ajoutant, rieur : bienvenue chez les poètes. J'ai acquiescé mais en vérité, j'étais ailleurs, et à partir de cet instant la conversation n'était plus dans mes oreilles qu'un langage brouillé. J'avais l'esprit fatigué, au bord du sommeil, je me suis excusé et retiré dans l'une des chambres à l'étage. On y accédait par un escalier usé au bout duquel on parvenait à une plate-forme entourée d'une balustrade, en bas de laquelle on pouvait observer la cour, et qui servait à distribuer les pièces à l'étage à intervalles réguliers. Des piliers surmontés d'arcades s'ajoutaient au décor. J'ai poussé une porte en bois.


En réalité, la compagnie des hommes me pesait. Graduellement, je m'étais trouvé à aimer la solitude ; ce qu'elle me donnait de repos. À la nuit tombée, je me laissais aller à de longues promenades, l'esprit tout occupé aux troubles de l'âme et mes pensées dans le ciel, à côté des étoiles, humaient l'air de là-haut en l'espérant plus léger. C'est précisément là qu'avait commencé mon obsession du désert, entre l'espace comprimé des villes et la volonté criante de dégager l'horizon. De ne retenir entre mes mains que le sable du désert – le luxe et l'inutile, légués aux déjà morts – et dans le dénuement parfait de la terre, le regard revenu sur les choses importantes.


J'ai dormi deux heures, ensuite il a bruit une agitation incertaine. En m'accoudant à la balustrade, je me suis pris un spectacle étonnant, des torches allumées et un mouvement d'hommes. Un visage familier déclamant quelques vers sur des gestes emphatiques, et qui à l'improviste s'arrêtait net, laissant une stupeur électrique monter de la foule. Il était question d'une femme qui aimait un homme, et qui le voulait à elle d'un amour possessif. Et il était aussi question de fioles et de mots brûlés, et d'une peau animale. De l'humain descendu au plus glauque de son être, quand la dernière saleté lui rayonnait de désir. Ainsi emporté par la foule, le poète parlait crû et choses intimes. D'entre deux, prenait toujours le parti le plus obscène, car le poète par essence, avait cette pente facile.


Ces hommes dans le désert posaient toute la question de l'art. De ses vertus cathartiques formulées par les anciens, et de son utilité à l'homme de façon générale. Moi plus j'y pensais, plus l'art me faisait las. Je m'ennuyais des fables, des symphonies et des peintures confondues ; chaque fois que j'y venais avec un espoir nouveau, je m'y trouvais le souffle pénible et la poitrine comprimée ; la promesse de hauteur retenue au sol. J'en étais fatigué des petits quotidiens dans les plumes contemporaines, du divorce raconté et des peines adolescentes. De la garde des enfants et de la quarantaine écrasée. De la maladie. Des caissières amoureuses. Et du deuil parental. Et de tous les particuliers déguisés en universel, quand en réalité, ils n'étaient qu'histoires singulières, finies et limitées, platitude étirée et vendue comme de l'or. Ce à quoi m'appelait au contraire, jusqu'à la dernière parcelle de mon corps, c'était à cet état de pureté et d'apaisement, alors qu'à l'instant, je n'étais pas à mon endroit ; comme un intrus abîmé en terre d'exil, où une langue étrangère et par aussi, dévoyée, y résonnait, assujétie à la domination des cœurs, corrompus d'abord et surtout par le verbe. Alors, je me sauvais. Prenais mes affaires. Partais dans la course. Trouvais le dehors. Chancelais un moment d'une liberté trop soudaine. Traînais à l'usure mon corps par les sables. Et dans le creux des dunes, m'affalais, me donnant par le geste, l'occasion d'un repos. Ce que possédait la nuit et que jamais n'avait le jour, c'était cette vaste quiétude ; douce ivresse sans le trouble des vins, et comme tombée de mille astres, répandus dans le ciel à la façon éparse d'un sucre renversé.


_ Étranger.


Je me suis retourné.


_ Perdu ou aventurier? Il a demandé.


_ Probablement les deux.


Ses joues se sont creusées d'un rire sincère. L'inconnu m'inspirait un sentiment abstrait, quelque chose qui naissait comme de la confiance et qui se terminait un degré plus haut, comme un lien fraternel. J'ai pris le temps de le détailler. Il transportait sur son épaule les branches d'un arbre, pareilles dans la forme à la ramure des cerfs. Il avait le vêtement long et la tête cernée dans un foulard, en barrière aux vents, aux soleils et aux fraîcheurs de la nuit. Il a continué, m'expliquant qu'il allait vers le sud, où il devait se joindre à une caravane, et par laquelle il comptait atteindre la mer. Elle arrive ce soir, au croisement des deux routes.


Ensuite on a marché en silence.


Tu sais, il a fini par dire, j'en ai vus beaucoup des comme toi. Il s'est arrêté un moment, les gens de l'exil je veux dire, ceux qui un jour se sont trouvés à parler un langage, quand le monde en parlait un autre. Cette phrase ébranlait en moi une émotion forte. Il me devinait blasé, las d'avoir écumé la vie jusqu'à l'épuisement des plaisirs, las jusque dans la nouveauté même. Et pourtant. Je me sentais capable de renaître.


À la différence des poètes, cet homme avait le langage clair. J'aimais l'entendre ; de ces éloquences qui écartaient l'ambigüe, parlaient droit et solide. Il me semblait le devancer dans les années et traîner derrière lui en âge, tant il émanait de lui une maturité ardente, semblable à celle des vieux qui se sont épuisés contre la vie à y chercher un sens, et tant il touchait aux vérités d'une humble certitude. C'était peut-être ça, qui m'a le plus remué ; l'égo gardé à un silence éblouissant. Je l'aimais soudain. Et je l'aimais beaucoup. Notre époque avait enterré les loyautés des hommes aux hommes, et la fraternité suprême qui prenait naissance au creux de ces harmonies majestueuses et presque célestes. Je déterrais à la pelle et à la pioche, le cœur tout entier à l'ouvrage, sans aucune concession. Le plus difficile, il disait, était de s'extraire des masses insouciantes, ensuite de marcher contre elle, et enfin de les opposer. L'effort demandait de la patience, mais la tâche était si à plaisir, qu'à peine engagée, l'âme en apaisement refusait l'abandon, détestait à revenir aux rangs superficiels. Au-delà de toutes les occurrences de la vie, cette forme de l'exil – en tant qu'expérience dramatique de soi – était ce à quoi j'aspirais. J'y trouvais le cœur et la raison, et j'y trouvais la quiétude supérieure, qui sans le moindre doute, était meilleure poursuite que celle du bonheur ; et heureux les insouciants. C'était le sentiment du voyageur, qui après avoir écumé le monde, foulé les civilisations et s'être perdu par-delà le point de non-retour, revenait à la maison au bord de l'émotion, en quête de bras familiers dans lesquels se répandre.


Elle avait soufflé : dis-moi que tu m'aimes, et parfois les circonstances se donnaient une trouble conjoncture. J'avais enfilé mon sweat, capuche rabattue sous la fine pluie, où mon esprit flottant, vaguait d'ici à là, et de là, à elle ; principalement à ce qu'elle avait pu devenir, sans jamais pousser trop loin, par peur de formuler dans la pensée des images qui m'étaient difficiles. J'avais couru autour de la piste, d'abord en échauffement, puis avec violence. Contre moi, contre tout. Le goût du sang me venait à la bouche, mes poumons en bavaient. Et si elle en aimait un autre, est-ce que j'en souffrirais? Et je me demandais s'il y avait jamais une indifférence après l'amour, et savais très justement que non. En rentrant, j'avais pris le métro, et en descendant les escaliers, une ombre m'avait passé. Deux marches plus bas, je m'étais arrêté. Elle n'avançait plus, un peu tremblante, puis lentement, virant tour à tour, j'avais eu mal à elle. Elle donnait l'impression d'avoir renoncé à la force ; maigre, affaiblie, pâle et détruite. Le vêtement même semblait peser sur son corps. Jusqu'à ce soir-là, j'ignorais à quel point un cœur pouvait être malade de n'avoir plus ce qui le nourrissait et lui donnait repos. Et il me semblait folie d'ainsi l'attacher aux choses destinées à s'anéantir. L'amour à l'excès était une adoration, et l'adoration des hommes était une servitude. Elle avait glissé un salut plus bas que le murmure, puis elle avait demandé, comment tu vas? On avait évité de trop se regarder en face ou dans la partie de l'oeil qui ne savait pas mentir. Chaque phrase était dite avec précaution, par peur que la voix, d'un coup, ne révélât son secret. Quelle femme, je me disais, quelle femme. Instinctivement, je l'avais serrée dans mes bras, sa tête posée contre ma poitrine dans un réconfort mutuel. Au regard des gens, nous n'avions rien annoncé. Nous étions toujours ensemble. J'ai beaucoup pensé à toi, elle avait dit. Moi aussi. Ah, saleté de doute. J'avais respiré dans ses cheveux l'odeur nostalgique du soin féminin et constatais malgré moi, que je l'aimais encore. Il y avait un point au-delà duquel, une personne passée intime dans le coeur ne pouvait en être sortie sans la douleur des choses arrachées. Alors quoi, fallait-il revenir? Je n'avais pas eu le temps d'y réfléchir, qu'elle s'était détachée de moi pour mieux me faire face : je suis désolée. Elle était partie. Je l'avais suivie du regard jusqu'à son évanouissement entier, le spleen des adieux fumant de partout.


Ce que l'homme avait appelé la jonction des deux routes, était en réalité, une modeste palmeraie où les hommes en mouvement prenaient halte du voyage. La caravane nous y attendait déjà et une quinzaine de chevaux s'abreuvaient au point d'eau. On nous a salué d'une embrassade chaleureuse, pendant que j'observais à ces gens des traits communs de radiance, tant que si la lune avait manqué, on aurait pu toujours, quand même y discerner. Sans tarder, on avait repris la route ; je partageais la monture avec mon guide. Il me parvenait un vertige, celui de la fin approchée. C'était une certitude : dans les satisfactions de la vie, je n'avais goûté qu'à l'éphémère – à ce qui retombait, tout haut qu'il pouvait monter – et les plaisirs simples n'étaient désormais pour moi que les plaisirs simples ; ils n'étaient ni un sens, ni une visée souveraine. Les chevaux claquaient le sabot et remuaient la nuit, tandis que les vents nous sifflaient à l'oreille. Je trouvais à leur galop, la grâce et l'élégance ; une poésie organique de muscles soulevés, un mouvement digne, somptueux, à la fois précis et à la fois déchaîné.


_ Et ensuite où, a hurlé l'homme!


_ La mer, je suppose.


_ Je ne parle pas de ça...


Alors ça m'a fait comme un silence. La moindre fluctuation intérieure me parvenait exagérée par un écho décuplant, et mon pouls jusqu'alors régulier, se donnait peu à peu, force et cadence. Ensuite. Oui, ensuite. La chose avait maintenant mûri. Dans un regard tiers, étranger à ma pensée et confronté à cette orientation nouvelle, il se serait dit : voici un changement brusque. Mais l'émergence d'une chose, n'étant jamais rien qu'une découverte en surface, il se pouvait qu'en aval, longtemps, elle se soit conçue et travaillée, puis à l'heure choisie, mise en lumière. Il était question de là où des cœurs se rassuraient quand d'autres se crispaient, le dégoût au visage ; les tenants du sens face aux tenants de l'absurde. L'homme, ah l'homme! Il n'était pas condamné à être libre, mais au contraire, il naissait, vivait et mourrait en esclave. Car essentiellement, il y avait les foules, toujours captives d'une autorité supérieure, prêtes à entendre l'opinion convenue et tout aussi prêtes à l'accepter et à se battre pour elle. Les foules ont toujours été crédules aux paroles des grands hommes qui les font plier devant eux ; à la merci des orateurs, des politiciens, des généraux et des poètes, et de tous les opportunistes qui rappelaient que le charisme était en première chose, un pouvoir effroyable – il ordonnait la dévotion et dictait l'amour. Pire, cette soumission était une soumission de la foule à la foule, si bien contenante, qu'elle comprimait les écarts, tirant par le courant comme un fleuve coléreux, qui oserait contester ou oserait réfléchir. Et quelle horreur, quelle horreur! Et quel réveil d'en sortir. De s'arracher aux idéaux des peuples endormis, qu'un verbe répété a fini par convaincre, qu'il n'y a de but à la matière, ni de sens à y trouver. Et cependant le lot des affranchis sera toujours une autre servitude, et la liberté – la liberté réelle – était d'aviser par le jugement habile, à quoi s'en remettre. Et ensuite...ensuite.


_ À Lui. Et où d'autre?


J'ai enfin soupiré.

  • Très bô, très visuel j'aime tes descriptions toute de suite visuelles et efficaces, style dense et intense, de super jolies tournures, braaaaaaavo !

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    Christophe Paris

    • Merci beaucoup Christophe! Même si de nature, je suis très mal à l'aise avec les compliments, ton commentaire me donne envie de m'essayer encore un peu à l'originalité et à l'écriture de façon générale : )

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

  • C'est riche de même question que je me pose, c'est bien bien écrit, d'ailleurs plutôt libre, ça prend le temps, on pourrait en dire beaucoup, mais enfin merci pour le voyage et l'écho, ça m'a fait du bien à lire.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Avat

    hel

    • Ça faisait un moment que je voulais répondre à ton commentaire, mais je ne trouvais plus le temps de rien. Je te remercie beaucoup parce qu'en ce moment, l'écriture me demande plus d'énergie que je n'en ai, autant dans le fond que dans la forme. Je sens le besoin de devoir franchir un cap pour retrouver le plaisir des mots alignés. Merci encore.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

  • Ton écriture est d'une justesse remarquable j'admire ces contours et sa profondeur, c'est un vrai bol d air frais de te lire a nouveau !

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    parismrs

    • Merci beaucoup : ) C'est aussi quelque chose que je pourrais dire de ton écriture.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

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