L'argent fait le bonheur

C'était le grand soir, celui de son mariage avec Julien à Las Vegas, « si la ville nous inspire » avait prudemment décidé le jeune couple avant de quitter la France. Les témoins, des amis, venaient à peine de débarquer de l'avion qu'ils allèrent tous prendre un pot et s'amuser aux machines à sous. La soirée, très gaie, se termina vers quatre du matin. Sur le retour, ils commentèrent leurs exploits si passionnément que le jeune couple en « oublia » de passer au bureau des licences de mariage. « Insolite certes ! Mais pas très romantique, vulgaire même » avait commenté Julien pour expliquer la distraction. Elle ne dit rien. Comme prévu, il rentra deux jours après en France. Elle, sur une note chagrine, resta dans l'aimable enfer de Vegas en attendant de rejoindre son université. Pour oublier son mariage avorté –que s'était-il passé ?-, elle jura que la première soirée passée seule ne serait pas morose.

On la vit entrer d'un pas conquérant dans la salle de jeux clinquante à souhait, et, remplie de glins, glings sonnant fort. Une ambiance à rendre rêveur même les plus désintéressés. Fermement convaincue de son succès imminent, elle changea quelques maigres billets en jetons. Pas plutôt installée à une machine qu'un visage outrageusement maquillé s'interposa entre elle et l'engin tout en grimaçant un : « ça c'est la mienne ! » qui lui fit froid dans le dos. Décidément ! Elle tourna les talons et se dirigea vers les tables de black jack. L'ambiance s'y révéla plus cordiale. Elle observa longuement le manège qui se déroulait à une table pour essayer de décrypter les signes qui s'échangeaient subtilement. Tout à coup, un gros parieur  se tourna vers elle et lui demanda de façon plutôt guindée si elle voulait jouer pour lui. Elle n'était pas sûre d'avoir bien compris. Soupçonnant un plan drague pourri, elle lui rétorqua un peu brusquement qu'elle ne savait… « C'est enfantin ! Faites moi cette faveur » insista-t-il. « Quelle faveur ? Vraiment ils sont bizarres ces Américains ! » se dit-elle sans trop de convictions toutefois car, en un éclair, elle décida de se jeter à l'eau. A son grand étonnement l'homme lui tendit, le plus simplement du monde, quelques centaines de dollars. Elle alla les échanger le cœur battant car, tout à coup, elle eut peur d'être tombée dans un grossier piège. « Bof, c'est lui qui a insisté, il y a suffisamment de témoins ! » pensa-t-elle pour calmer son appréhension. La croupière lui expliqua les règles du jeu et elle se retrouva, un whisky en main, novice, à la tête d'une petite fortune. C'était plutôt grisant et inattendu que de tenter la chance de son voisin. Finalement, l'aventure lui plaisait assez.

Quelques heures après, elle signala à son « employeur » que la mise n'avait pas évolué. Il lui adressa un simple signe amical de la main et quand elle voulut lui rendre son pécule il le refusa. Il lui assura aussi qu'il serait à la même table le lendemain puis, absorbé par son jeu, l'excentrique se détourna. La jeune-fille afficha une mine si désemparée que la croupière quittant son masque professionnel lui adressa un sourire rassurant. Dans sa chambre d'hôtel où même à la salle de bains elle pouvait enfiler des jetons dans des machines dévoreuses, notre aventurière prit une bonne douche et s'allongea songeuse. Inquiète d'avoir craqué si facilement, elle craignait d'avoir contracté une certaine fièvre locale. « Méfie-toi ma vieille! » se répétait-elle. De cette mise en garde qui revenait de moins en moins souvent dans ses réflexions, elle passa très vite à la satisfaction d'avoir assaisonné d'un peu de piment sa vie finalement un peu trop monotone. « Des noces d'argent pour remplacer des noces d'amour… » Le rapprochement un rien amer lui fit mal, mais, elle se consola en pensant qu'elle pourrait raconter ce moment à ses petits enfants. « Enfin si je me marie un jour ! » Sur ce elle s'endormit un sourire ironique aux lèvres, le magot de l'inconnu étant caché sous son oreiller pour le protéger d'éventuels voleurs armés jusqu'aux dents….

Le lendemain ses pas la portèrent allègrement au même casino. Les mêmes accros avaient repris leur rituel quotidien actionnant plusieurs machines l'une après l'autre dans un mouvement répétitif de travail à la chaîne. L'homme était là aussi qui lui confia une nouvelle liasse. Elle rejoua, un peu timide d'abord, puis de plus en plus à l'aise : c'était presque effrayant pour elle de se laisser entraîner, partie après partie, sans pouvoir se détacher de cet engrenage. Chaque pas était une défaite, c'était clair, mais elle continuait dans la fascination ou plutôt avec un malin plaisir. Il faut dire que la chance ne la quitta pas pendant vingt-quatre heures. Les sommes se multipliaient par quatre, dix, mille. Il n'aurait pas fallu rompre le charme, elle s'acharnait, ivre de sentir la foule frémir autour de sa table désormais étroitement surveillée. On murmurait d'admiration, d'envie. L'homme portait toute son attention sur sa proie. On lisait dans son regard un grand bonheur sans une once d'avidité toutefois, il parvint même à sourire. L'aventure était étrange. Soudain, elle tomba de son tabouret dans ses bras.

Elle se réveilla prisonnière. Sa chambre, assaillie par une horde de banquiers, tous cultivant l'espoir d'être élu gestionnaire de sa colossale fortune, était gardée. Ele put sortir seulement quand l'affaire n'intéressa plus les journalistes et n'ayant aucune nouvelle devson bienfaiteur, elle retourna à la fameuse table de jeu espérant le retrouver. Il n'apparut ni le premier jour, ni le suivant, ni les autres... Elle renonça à l'attendre et prit des décisions : de ne plus revoir Julien et puisqu'elle en avait les moyens désormais, elle décida de s'offrir une petite maison face au désert. Vivre près de la nature, à écrire… des nouvelles! A ses yeux, cette vie-là valait mieux qu'un mariage manqué.  Un ange, peut-être un ange était-il venu la guider sur le chemin d'une destinée qui lui convenait parfaitement ?