Ar Vurhez ha Ar Marv
Albert Laurizan
Ce qui est chouette, c'est que personne ne fait attention à moi. Du coup, moi je peux les voir. Et c'est super chouette parce que comme ça je sais tout, personne fait attention. "Tiens, il est là machin", ils ne se donnent même plus la peine de le dire. J'ai disparu dans la foule de la grosse pomme. Bon d'un côté c'est un peu triste parce que personne m'affectionne, d'autant plus maintenant. Pas de câlin, pas de bisous ... Je suis profondément triste en réalité ... Mais maintenant je vois tout, je sais tout. Je sais qui m'avait pris en photo quand j'étais ivre mort et bariolé sur tout le corps. La blague de mauvais goût en soirée. Je sais aussi qui c'est qui lui a dit que j'étais amoureux d'elle, à celle qui organisait l'événement susdit. Son anniversaire, je crois. Mais bref, de savoir ça, je ne suis pas avancé. Au contraire. J'étais triste d'avantage. Eux, ils ont quelqu'un à serrer, ou du moins ils savent ce que ça fait quand c'est les bras d'une autre personne qui nous sert. Et pas les nôtres qui s'entortillent autour de nous. Ils ressentent la chaleur du soleil et les fraîcheurs saisonnières du petit matin. Moi, j'en suis à l'abri. Je reste devant la machine lumineuse qui fait du bruit : la télé.
En fait, je les envie. Je n'ai plus les problèmes terrestres, mais je n'ai pas de souvenir non plus. Rien, je n'ai pas eu le temps de m'en faire. D'agréable, je veux dire. Véridique, je veux préciser. Je ressens juste la honte, la tristesse, la peine. C'est ça, je suis une âme en peine qui n'arrive pas à vivre. Enfin, plutôt à mourir. Je n'y arrive pas. Je n'ai pas le courage des suicidés. Eux ils ont réussis, pas moi. C'est énervant de se dire que des gens font mieux que nous pour des choses aussi facile que de rendre son quitus d'un simple coup de poignard. Ou alors une corde aussi. Mon film préféré moi c'est le Magasin des Suicides, ça donne plein d'idée quand même. Le poison, la corde, le pistolet, le katana. J'aimerais pouvoir tous les goûter. Mais ça, c'est qu'une fois dans sa vie. Comme l'amour. J'avais un faible pour le saut de l'Ange. Dans ma Ville il y a tellement d'endroit où sauter. Avant y'avait les Jumelles, mais elles sont tombées. Il y en a d'autre mais c'est pas pareil. Y'a pas d'Histoire autour d'eux.
Les vivants, eux, ils ont la vie devant eux. Il y a un avenir dans la vie, alors que la mort est figé. Quand je suis avec eux, je suis jaloux des cadavres. Ils n'ont pas à subir dans la mort ce que je subis là, dans la vie. Ils sont poussières, et moi tristesse. Poussière, tu retourneras poussière. Tristesse, tu retourneras tristesse. Mais un truc aussi c'est que eux, ils savent. Ils savent ce qu'il y a entre le passage terrestre et l'Éternel. Ils connaissent le visage de la mort, et moi pas.
Alors, j'ai continué à vivre pour souffrir des autres, plutôt que de faire le pari sur la Mort et la Vie. Personne ne faisait attention à moi, sauf elle. Elle était gentille. Elle ne me serrait pas dans ses bras. Elle me parlait seulement. Elle m'a redonné un peu de courage dans la vie. Cela m'a suffit. Et vînt ce jour où j'étais fort, que j'avais les tripes ! J'ai sauté et je lui ai dit que j'étais amoureux d'elle. Elle m'a rejeté. Et c'est là que je suis mort. Je ne ressentais plus rien. Je disparaissais à petit feu, les gens m'oubliaient et se moquaient de moi, comme si je n'étais pas là. Sans qu'ils se rendent compte de ma présence. Je suis devenue mort. "To be or not to be, that is the question." Est ce que ça vaut le coup de se battre pour vivre ? Franchement, je pense pas. La question n'est peut être pas là finalement. Si on faisait reculer la virgule de deux mots peut être alors on se rapproche de la véritable question humaine. Être ou pas, être c'est ça la question. Finalement j'ai lâché prise. Peut être le chagrin qui m'a broyé. Alors j'ai fait le premier pas. J'ai sauté de Brooklyn.
Mais malgré cette prise de distance par rapport à mes problèmes terrestres ou vivant, je regrette. J'aimerais revenir en arrière, être vivant à nouveau. Respirer, mordre, même être raillé ou battu, ça ne me gêne plus. Mais maintenant, c'est trop tard. Je n'ai qu'à les regarder, je n'ai qu'à les envier entre la mort et la vie. Comme je jalousais les morts depuis ma petite vie, je regarde maintenant les vivants depuis ma petite mort.