Larmes rouges

Diane Peylin

Il est dix-huit heures. La maison pâle et ridée a clos ses volets. Elle ne sourit pas aujourd’hui. Les nuages secouent violemment un ciel trop calme pour eux. Ils sont gris, blancs, aux joues noires. Leurs yeux regorgent de larmes. Elles débordent. Les gouttes ainsi lâchées se laissent guider par le vent qui siffle. Il les malmène, il les taquine, les fait tourner en rond. Jusqu’à leur chute.

“ - Il pleut ! ”. Thomas, au milieu du jardin décoloré, s’en réjouit. Ce petit bonhomme aux épis noirs. Ce bout d’homme au regard profond. Cet enfant aux petites mains mal assurées aime le ‘‘clic-clac’’ des gouttelettes. La sensation humide et fraîche qu’elle lui offrent. Les odeurs qu’elle réanime : la terre laisse échapper sa forte senteur, l’herbe partage la douceur de sa verdure, les arbres ouvrent leur écorce... La pluie, fine et violente, est une renaissance. Et ça, Thomas l’a bien compris. Jouant aux soldats avec les cailloux du chemin, il l’attendait. Il espérait que son amie la pluie viendrait à lui. Pour le sauver quelques instants. Pour le rafraîchir. Pour luii montrer qu’il y a de la vie. En compagnie de ses fantassins de pierre, Thomas admire le ballet des larmes de l’éternel. Celles qui naissent et ne meurent jamais. Celles qui sont en perpétuel mouvement. Une fois leur chute terminée, elles s’offrent à la terre, à la rivière, aux fleurs... Et lorsque le soleil les réclame, elles retournent d’où elles viennent pour repartir un jour. Lorsque Messieurs les nuages seront en colère, tristes ou énervés. Le petit homme au tee-shirt rouge illumine et réchauffe cet instant si gris. Ses petites jambes, ses pieds nus, s’enfoncent dans la cour devenue boueuse. Eclaboussé par les sauts désordonnés des perles marrons de l’eau ruisselante, le pantalon de Thomas  se peint au rythme de ses pas. “ - Dansons ! Dansons ! ”. Le garçon souriant crie. Au milieu du jardin, il tourne.  Sa ronde innocente et généreuse semble réchauffer  le sol glacé. Les fleurs esquissent de timides sourires. Les arbres ouvrent doucement leurs branchages. Les oiseaux, tous cachés et emmitouflés, pointent le bout de leur bec. Le vent cesse son sifflement strident et offre à sa compagne Nature une douce mélodie. Thomas et son amie la pluie sont ensemble. Leur union est forte. Le froid de l’eau réchauffe. magie d’un instant de complicité. D(harmonie. Thomas sourit. Il paraît heureux. Il semble sauvé. Ce rêve éphémère est le bienvenu. Le point rouge au centre du jardin s’agrandit pour bientôt colorer le jardin gris. La maison est sur le point de rougir.

“ - Thomas ! ”. Un cri déchire soudain le tableau.  Un homme squelettique s’échappe de la maison triste. “  - Thomas ! ”. Ce grand sec aux yeux piquants fait craquer les planches de la terrasse sous les coups de ses chaussures aux larges cicatrices. ses bras s’agitent. Thomas, immobile, a perdu son sourire. Le noeud au fond de son ventre se resserre. Il a envie de vomir, sa tête lui tourne. Tout autour de lui s’est arrêté. Les nuages poursuivent leur route et laissent la place au ciel trop calme pour eux. Leurs larmes nourrissent plantes, arbres et terre. La nature est retournée à ses charmantes occupations.

“ - Thomas ! ”. Le jardin n’est plus qu’une immensité grise. Le petit homme et son tee-shirt rouge sont seuls. Le grand homme au visage pâle les attrape par la manche. Traîné sur le sol terreux, Thomas tente de se remplir des dernières senteurs que son amie la pluie lui a offert. Ses poumons minuscules pompent et repompent cet air vital. Le regard devenu vide, Thomas se laisse faire.

“ - Tu t’es encore échappé. T’as encore profité que j’étais endormi pour t’enfuir. Tu vas voir, c’est pas ma bouteille qui va m’empêcher de te donner une correction ! ”

L’homme au faciès grignoté par le whisky claque la porte de la vieille baraque. Elle et Thomas tremblent. La cuisine ornée de détritus, de casseroles remplies de bouillies moisies, de saletés orphelines, de poussières familières, les accueille en musique. La toiture picorée laisse les larmes du ciel rythmer de ses ‘‘tic-toc’’ cet instant sale. L’homme sec aux gros bras, une fois à l’intérieur de sa monstrueuse forteresse, balance son gamin contre la table jonchée de litrons vides. Qui se fracassent violemment à la rencontre du sol noirci.

“  - Tu t’es encore échappé ! ”

Le squelette, fier et presque droit, se dresse devant le petit homme. Thomas, recroquevillé au maximum, ne le regarde pas. Il observe ses mains fendues de rouge. Son sang ruisselle le long de son bras. Et disparaît lorsqu’il rejoint enfin son tee-shirt. Thomas n’a pas conscience. Sa douleur lui est inconnue. Un brouillard s’est installé dans sa tête d’enfant. D’enfants déjà trop vieux. Qui en a déjà trop vu. Seul avec cet homme, il s’oublie.

“ - Tu vas me le payer ! ”

L’être inhumain va assouvir sa haine stupide. Il chope le môme rouge par ses doux cheveux, le traîne encore à travers la pièce dégueulasse, ouvre une minuscule porte près de la chaudière et y fourre le petit au fond. Thomas est dans le noir. Enfermé. A l’étroit. Toujours la même odeur ici. Son urine est de plus en plus présentes. Le nombre de ses séjours à l’ombre se faisant de plus en plus fréquents. Devenant quasiment des vacances permanentes. L’enfant, une fois de plus dans ce noir si froid, s’oublie. Comme à chaque fois, il se concentre pour se souvenir. Le rouge. Le rouge pour accéder à la lumière. A la sérénité. Dans l’attente de l’assoupissement du vieux.  Pour une nouvelle évasion, pour un nouveau jeu avec ses soldats de pierre, pour une nouvelle danse avec la pluie. Pour tenter de croire encore un peu à la vie.

“ - Il pleut ! ”

Thomas sourit.

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