L'arôme captif du thé

Carole Menahem Lilin

Tu viens de partir. Je sais que je ne te reverrai pas avant plusieurs jours, si ce n’est plusieurs semaines. Tu es comme ça. Lorsque nous avons passé un bon moment, tu dois te priver ; tu dois te punir.

Je porte à mes narines le petit sachet de thé vert qui, tout à l’heure, a infusé dans ta tasse. C’est un parfum d’arrière été, légèrement sûr et acidulé, feuilles cueillies humides après l’orage, écorces mouillées qu’on humerait lors d’une marche lente dans le sous-bois – exhalaison d’une plénitude timide, déjà échappée.

Tu es ainsi. A peine as-tu laissé aller ton regard intense, qui cille peu, sur les choses – à peine toi-même t’es-tu laissé allé, détendu, à quelques confidences – puis à poser, à ta manière inimitable, ces questions exactes dont je ne puis me passer, et qui sont presque déjà des réponses, les réponses qui me manquaient pour être pleinement moi-même - à peine as-tu souri, de ce sourire direct des réprimés qui me griffe le cœur – que te voilà debout, dans la nécessité du départ.

Non que tu sois pressé par le temps. C’est autre chose, une injonction vitale : fuir la fusion, te réunir seul, ailleurs. Et je mesure la force qui te garderait là (dans le plaisir de l’instant chaleureux) à la détermination que tu mets à partir.

Inutile de te retenir : tu n’en serais que plus long à revenir. Tu me jettes un regard de regret, nous accordes une brève accolade. m’attires contre toi, m’embrasses dans le cou. J’en profite pour humer, à la base de ton cou l’odeur légère, presque minérale, que je devine être celle de ton corps – et près, de ta bouche, le goût des herbes en fleur, et près de tes lèvres, l’arôme captif du thé. Mais l’étreinte est trop brève, je n’en retire que nostalgie.

Tu es une énigme. Pourquoi désirer un homme farouche ? Est-ce que l’amour simple me fait peur ?

Peut-être. Mais dire cela ne suffit pas. C’est vouloir ignorer ce que m’apporte ta présence, ce sentiment de vivre enfin à l’exacte verticale. Je sais que, si frustrant sois-tu, je ne te remplacerai pas. Je ne remplacerai pas celui qui, dans ma vie, ne veut tenir aucune place, mais sait seul m’accorder.

Ce n’est même pas triste. Tu me laisses le choix d’aimer ailleurs ; et d’aimer sans désespoir puisque, malgré ton recul – ou grâce à ton recul ? – je me suis trouvée.

Oui, ne ris pas : moi qui fuyais sans cesse me voilà prête à aimer sans haine. Tu as donné asile à mon intransigeance, pris sur toi mon ambivalence. Et je rêve, le croiras-tu ? d’un homme décidé et d’enfants sereins… Cela adviendra, je le sais : le rêve est le nid de la vie à venir. Je peux rêver ainsi, et même vivre peut-être. Je n’ai plus peur de l’engagement : si rien ne te donnera à moi, nul ne m’enlèvera à toi.

Du moins c’est ce que je veux croire. Ainsi vais-je philosophant, les soirs où ton vœu de légèreté m’est trop lourd. Les soirs où mes poings se crispent sur ton absence, où mes ongles griffent une peau absente.

Mais cela, tu ne l’entendras jamais.

Tu es parti. Tu laisses en t’en allant l’arôme légèrement amer, mais tenace, mais fervent, du thé vert.

Cette nuit est la tienne, et je ne dormirai pas.

  • Douceur, tendresse, envie, besoin... toutes ces sensations fondues dans un tout : amour . Et cette définition du rêve !!! Magnifique

    · Il y a environ 9 ans ·
    Imgp0983

    Marcel Camill'

  • "Tu ne pourras plus me quitter, je le sais
    Tu ne pourras plus me quitter désormais
    Tant que tu n'y seras pour rien
    Notre amour n'aura pas de fin
    Tu ne pourras plus me quitter... Jamais!"

    Un texte fort et prenant, Carole. J'aime beaucoup.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Un inconnu v%c3%aatu de noir qui me ressemblait comme un fr%c3%a8re

    Frédéric Clément

  • "le rêve est le nid de la vie à venir" .... mmmh j'adore ;) bravo Carole

    · Il y a presque 11 ans ·
    Fanny

    Fanny Finet

  • un coup de cœur aussi, pour un texte vraiment sublime !

    · Il y a presque 11 ans ·
    Avatar

    Corinne Bouillet

  • c'est superbe. Je comprends tout ce que tu écris, et cette magnifique phrase sur les rêves. Et puis en plus de la sensualité et de la lucidité, ton écriture a une musique qui sonne bien:pas douce, mais têtue, comme ce parfume de thé vert.
    Je te mets en coup de cœur.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

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