L'arrivée

petisaintleu

Il me fallut patienter près d'une année après mon mariage aux Philippines pour que Karen arrive enfin en France. Il faut dire que l'ambassade avait fait tout son possible pour nous mettre des bâtons dans les roues.

J'aurais dû me méfier dès notre première visite. Quinze jours avant le mariage, nous avions été conviés à ce qu'il est convenu d'appeler un interrogatoire. La secrétaire qui nous auditionna, elle-même philippine, portait sur son visage la frustration de n'avoir pu encore mettre le grappin sur un Français. Je ne sais pas si elle y mit toute sa rancœur ou si elle appliqua des instructions au pied de la lettre.

Les Philippins sont très pudiques. Il est inenvisageable par exemple de se tenir par la main. Exprimer un sentiment ou une opinion sont également de l'ordre du tabou. Un jour, alors que je me trouvais avec Karen à déjeuner, je lui jetai au visage une serviette en papier en réponse à une remarque bien innocente. Karen pleura pendant deux jours et deux nuits pour finalement me reprocher cet affront ! Même si les choses évoluent un peu, il y a encore dix ans, vous aviez autant de chance de voir une Pinoy en maillot de bain que d'apercevoir un ours polaire dansant le French Cancan sur l'esplanade des Invalides : elles se baignaient en T-shirt et en jean.

Par contre, quand je vais dans l'Archipel, je suis Alain Delon. C'est normal : on rêve toujours d'être ce que l'on n'est pas. Mon long nez et mon bronzage intégral, diaphane de la tête aux pieds sont les signes d'une beauté toute exotique à leurs yeux.

L'entretien fut donc très déstabilisant lorsque l'on nous demanda si nous avions eu des relations sexuelles et combien d'argent je donnais à la famille. Je fermais ma gueule pour éviter d'exploser.

Le hic est que Maret, une des sœurs de Karen devait convoler avec un Breton en janvier alors que Felisa, la grande sœur habitait en région parisienne depuis cinq ans. C'était forcément suspect. Après de nombreuses relances à mon retour sans aucune réponse de l'ambassade, je fus un matin convoqué au commissariat d'Ivry. La raison en était simple : les instances consulaires me suspectaient de proxénétisme … Je ressortis après avoir bien ri avec l'officier de police

Je décidai toutefois de prendre le premier avion pour Manille, tant pour des raisons prophylactiques que motivé d'écraser mon poing sur le premier gratte-papier que je rencontrerai à l'ambassade. Le vice-consul qui nous reçut nous donna une raison à ce contretemps. Il était fort probable que la famille de Karen cherche à me tondre et il avait été décidé la mise en place d'une période probatoire dans le louable but de protéger le citoyen hexagonal.

Enfin, elle arriva. Karen est très intelligente et elle a eu la chance assez rare de par ses origines de faire des études d'ingénieur en génie civil. Elle avait donc poursuivi sa formation à Cebu, la deuxième ville du pays et on ne pouvait dire qu'elle était arriérée.

Toutefois, les débuts furent un peu laborieux. Notre appartement donnait sur la rue et je dus lui expliquer, qu'après qu'un voisin en ait fait les frais, que nous ne jetions pas les seaux d'eau usagée par les fenêtres. Un après-midi, je rentrai en quatrième vitesse. Karen m'avait téléphoné en pleurs : la serrure était cassée, il était impossible d'ouvrir la porte. Hormis dans les hôtels, je ne pense pas avoir vu une seule sûreté pour entrer chez l'habitant. Ainsi, il me fallut lui apprendre la technique pour introduire la serrure et surtout le très subtil coup de poignet qu'il est nécessaire d'acquérir pour permettre l'ouverture. Quant à la peinture métallisée de ma voiture, elle fit les frais de sa bonne volonté. Elle frotta minutieusement les taches de boue avec la face verte et abrasive de l'éponge.

A tout malheur, bonheur est bon. Les chemises, vestes et pantalons de haut-couturiers que j'avais achetés sur eBay sont restés au fond du placard. Elle a gardé de son enfance le sens de l'économie et, même à ce jour, elle est toujours fière de me monter le pantalon qu'elle a dégoté pour dix euros chez Tati. Seule sa fièvre acheteuse de sacs à main et de téléphones portables trahissent ses origines. Il faut dire que pour ces derniers, elle a la fâcheuse habitude de les perdre, quand elle ne le fait pas tomber par inadvertance dans les toilettes.

L'heure est donc venue de te rendre hommage, Madame Petit. Si mon oursitude et ta réserve, liée au pays d'où tu viens, si ma grande gueule très gauloise resteront à jamais pour toi un mystère, sache que cela ne retire en rien tout le respect, l'admiration et l'amour que je te porte.

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