Le café des Cardeurs
Pierre De Gerville
Ce devait être le début de l'été – les premières heures de Juin : il faisait encore jour même si vingt heures avaient sonné à la grosse horloge qui surveillait du haut de sa tour la ville, ses champs de tuiles et l'intimité des terrasses et des jardins cachés d'arrière-cours.
Colin Werther et Mathilde Vernon étaient assis à la terrasse d'un café Place des Cardeurs, je ne sais plus lequel (tout en haut de la place, côté Nord pour bénéficier du soleil le plus longtemps possible). Il faisait chaud, enfin, après les jours de pluie.
L'été naissant avait pour Mathy Vernon qui pensait trop au futur la mélancolie du paradis perdu et pour Colin Werther qui vivait dans l'instant et les choses le parfum du jardin d'Eden. Ils étaient fatigués par l'hiver et le printemps qui n'était jamais venu, ou tout simplement par leur journée au bureau, ou juste par la vie, comme s'ils avaient couru longtemps, très longtemps. Ils venaient de franchir la ligne d'arrivée tracée apparemment Place des Cardeurs et s'étaient échoués là, devant un kir myrtille et un pastis Jeannot, tandis que le soleil flottait mollement juste au-dessus des maisons bancales et colorées.
Ils ne disaient rien – laissaient simplement l'alcool et les rayons du soleil et la tiédeur de leurs mains reposant côte à côte les pénétrer.
La terrasse était pleine : des étudiants étrangers qui avaient déjà le départ dans la tête. Un couple de quarantenaires plutôt riches. Une vieille dame pensive. Un serveur solitaire qui prenait sa pause. Une table de quatre très animée. C'était une petite terrasse. Bientôt, le serveur aurait terminé sa pause, se lèverait et passerait de table en table en allumant des petites bougies.
Mathilde Vernon sirota une gorgée de pastis et dit :
« Julie vient d'avoir son bébé.
- Ah ? dit Colin Werther. Ca s'est bien passé ?
- Sans souci, apparemment. Il fait quatre kilos deux.
- C'est bien, ça ? demanda Colin Werther qui s'y connaissait assez peu en bébé.
- C'est bien, répondit Mathilde Vernon qui n'y connaissait rien non plus mais ne voulait pas paraître ignorante. Je vais la voir demain à la maternité. Tu veux venir ?
- Bof. Je la connais moins que toi, Julie. Je ne voudrais pas plomber l'ambiance.
- Tu ne plomberais pas l'ambiance.
- C'est où ? »
Ca n'avait aucune importance mais Colin Werther aimait poser des questions, juste pour soutenir la discussion, comme on arrose une plante.
« Clinique Rambot, dit Mathy Vernon. »
Colin Werther trempa les lèvres dans son kir myrtille. La discussion mourut : Mathy s'était mise à espionner les conversations des tables voisines. Elle adorait ça – écouter les vies des autres.
A la table d'à côté était assis le couple de quarantenaires. Tous deux vêtus de façon élégante : un peu trop apprêtés pour un simple verre. Sans doute un premier rendez-vous. Ils parlaient de choses intimes et pourtant leurs réponses laissaient percevoir qu'ils se connaissaient mal. Un blind date. L'homme disait :
« Moi, je pense que l'art, c'est primordial. D'ailleurs, j'ai de l'art partout dans ma vie. D'ailleurs, on dit l'art de vivre, tu vois ? »
La femme opina mais ce n'était qu'une question rhétorique. Quand il parlait, il la fixait du regard – mais c'est comme s'il voyait à travers elle.
« Donc, je vais beaucoup aux expos, tu vois, je lis, je sors beaucoup, je fais de la capoeira. Parce que la capoeira, tu vois, c'est de l'art corporel »
Elle fit oui de la tête, d'un air pénétré. Jusqu'alors, elle avait considéré la capoeira comme un cocktail un peu chargé.
« C'est plus qu'un art, d'ailleurs, continua l'homme. C'est une philosophie. Je pense que la philosophie c'est primordial. D'ailleurs, j'ai de la philosophie partout dans ma vie, tu vois ? »
Colin Werther observait du coin de l'œil le visage de Mathilde. Elle était jolie, Mathilde. Elle venait juste de changer sa coupe et Colin éprouvait le besoin de se familiariser avec sa nouvelle apparence. Il se demanda si dans dix ou vingt ans les gens se moqueraient des franges. La frange : tellement 2015. Elle portait les petits pendants qu'il lui avait offerts, à son anniversaire ou à Noël.
A la table de quatre, on s'était mis à parler politique. Mathy zappa à la conversation suivante. Elle eut juste le temps de saisir les mots Macron et Valls et Strauss-Kahn. La politique, c'est comme l'éducation des enfants : tout le monde a son avis et personne ne sait comment s'y prendre.
Un peu en retrait, la vieille dame, elle, ne parlait que dans sa tête. Son amour était mort depuis tout juste dix ans. Elle n'en revenait pas d'avoir tenu tout ce temps sans lui. Elle n'en revenait pas d'avoir tenu tout ce temps tout court. C'est si long, quatre-vingt dix ans. Le bombardement du Panier. Les bateaux d'Algérie emplis d'apatrides. Elle avait eu plusieurs vies, comme les chats. Non : il n'y avait jamais eu d'interruption. La vie l'avait portée comme un fleuve infini, dont seules les rives changeaient d'apparence au fil de l'eau, si lentement qu'elle ne pouvait s'en apercevoir. Elle murmura :
« Aloïs, je suis assise Place des Cardeurs, au café. Je t'attends. »
Le serveur crut qu'elle l'appelait. Il lui demanda si tout allait bien.
Colin Werther laissa ses yeux se poser dans le cou de Mathy – là où il aimait respirer son odeur, juste avant la nuque, là où le duvet naissait, dévoilé par ses cheveux remontés.
Un étudiant se lança dans une longue tirade en Anglais. Les autres n'y comprirent rien mais acquiescèrent.
La femme du blind date fondit en larmes sans sommation. L'homme lui tendit un Kleenex, un peu surpris. Il garda son flegme.
Le débat politique aboutissait à un consensus concernant l'attitude à adopter envers la Loi Macron.
Mathy pensa à leur dernier voyage aux îles. Un instant, elle fut sur la plage. Elle ressentit pèle mêle tout ce qu'elle associait aux Caraïbes et eut envie de rhum. Elle entendit, au loin, un peu estompé par l'alizé :
« De toute façon, il faut juste s'intéresser à la valeur des mots. Un élu, ça sert à quoi ? A être élu. Pas à réformer un pays. »
Le soleil passa derrière les toits. L'atmosphère devint plus fraîche : les gens enfilèrent leurs vestes posées sur les chaises, derrière eux. Mathy se tourna vers Colin et dit :
« C'est demain, ton rendez-vous à l'hôpital ?
- Oui.
- A neuf heures ?
- Oui.
- Tu auras les résultats des tests ?
- Oui. Je ne veux pas en parler. Pas maintenant.
- Demain ?
- Demain peut-être. Pas maintenant. »
La vieille dame avait sorti un carnet qu'elle entreprit de remplir en italiques anachroniques. Elle dit :
« Je suis si triste, Aloïs, sans toi. J'écris des choses tristes.
- Ne sois pas triste.
- Je suis seule, Aloïs. Je ne suis faite ni pour être seule ni pour la tristesse et pourtant tu n'es pas là. Et tu te tais. »
Elle finit de griffonner les miettes d'un dialogue.
« Reviens-moi, Aloïs. Tu me fais écrire des choses idiotes.
- Je ne suis jamais parti.
- Allons danser, Aloïs. Une simple danse et sentir le poids de ton corps. »
Merci beaucoup ! J'ai essayé de rester vrai dans les personnages, je suis heureux que cela vous ait plu.
· Il y a presque 10 ans ·Pierre De Gerville
Des mots qui embarquent, bravo !
· Il y a presque 10 ans ·marielesmots
Beau texte. Je vais de ce pas me poser à une terrasse de café.
· Il y a presque 10 ans ·erge
J'aime beaucoup
· Il y a presque 10 ans ·dreamcatcher
Superbe moment de lecture. C'est riche, nourri, juste...enfin on a presque pas envie de poser de mots dessous, mais merci pour ce bon moment.
· Il y a presque 10 ans ·hel
Très belle écriture... très imagée. Bravo.
· Il y a presque 10 ans ·effect