Le Cap de la Désespérance

petisaintleu

Six mois. En 1497, il aura fallu à Vasco de Gama cent-trente-sept jours pour quitter le Tage et atteindre le Cap de la Bonne-Espérance. Moi, ça fait cent-quatre-vingt-trois jours que je suis en rade. Le Pot au noir me colle aux baskets.

Pourtant, je ne manque ni de courage, ni d'expérience, ni d'endurance. Des avaries, j'en ai connu. Qui n'en a pas connu ? Je crois que l'on appelle ça la vie. Les courses transocéaniques demandent de sacrées compétences. Patiemment, depuis près de vingt-cinq ans, j'ai tout fait pour que mon navire affronte peu ou prou les grains, les tempêtes, les ouragans. J'ai même plus d'une fois échappé à des vagues scélérates. Elles ne sont pas une légende, croyez moi. Et je ne vous parle même pas des pirates qui pullulent. Eux, ils sont sans foi ni loi, prêts à vendre père et mère pour étancher leur soif.

J'avais levé l'ancre, jeune matelot, délaissant la bitte qui m'amarrait au port, non loin des bordels qui accueillent les marins. J'avais résisté aux sirènes de la facilité, bêtement persuadé qu'en suivant ma route avec sérieux, je ne prendrais pas l'eau.

Peut-être devrais-je mettre une chaloupe à la mer. J'ai encore quelques provisions. Si je ne suis pas bouffé par les requins, je devrais pouvoir atteindre Sainte-Hélène en quelques semaines. J'y vivrais chichement. J'ai appris à économiser. Remarquez, je n'ai pas à me plaindre. J'ai croisé des moussaillons, se nourrissant de la semelle de leurs godillots, le nez ensanglanté par le scorbut. Je pourrais même profiter du temps qui passe pour y écrire mon Mémorial.

Et, un jour, un capitaine pourrait avoir pitié de moi. Il me prendrait sur sa goélette pour me ramener sur le continent. Oh, rassurez-vous ! Une fois à terre, je saurais réduire la voilure. Terminé les rêves d'amirauté et de grandes découvertes. Le gite et le couvert me suffiront. Depuis six mois que je me morfonds, j'ai retrouvé la foi et je prie tous les jours santa Maria de me rendre plus humble. Je pourrais être récolteur de sel. Que m'importera que mon patron détourne à outrance la gabelle, trop heureux d'avoir échoué dans ce havre où on me laisse en paix ? Je serais même prêt à me faire éclusier voire égoutier.

En attendant, je scrute l'horizon. Il y a un mois, un goéland est venu se poser sur le pont supérieur. Faux espoir, il est mort d'épuisement dans mes bras. La semaine dernière, j'ai aperçu au loin un autre navire. Nous sommes restés de conserve quelques jours et nous avons échangé par signaux. Nous nous sommes vite reconnus comme compagnons d'infortune. Et hier, l'espace d'un instant, j'ai repris espoir. Des nuages sont apparus à l'horizon. Faute de volatiles, j'y ai quand même vu un présage à la mode des augures romains. Venant du sud, Ils sont passés à bâbord. De toute manière, il s'agissait de cirrus, des nuages de haute altitude qui n'annoncent en rien le zéphyr. On les appelle également cheveux d'anges. Allez savoir s'il ne s'agissait pas finalement d'un signe du Très-Haut, m'indiquant qu'ici-bas rien ne compte, m'invitant à le rejoindre dans l'azur.

Je le sais. Le temps m'est compté. Encore une poignée de semaines et mon navire, mon beau navire se désagrégera, miné de l'intérieur par les vers qui le rongeront.

Alors, je regarde cette mer d'huile. Elle change de couleur tout au long de la journée, selon la position de l'astre solaire. Pris de vertige de plus en plus fréquent, elle m'appelle. J'imagine des tentacules qui n'attendent que cela pour m'embrasser et me conduire dans les abysses. Mais, quelquefois, je me sens plus calme, plus serein et optimiste. Je m'imagine qu'il me suffirait de prendre la décision de passer par-dessus bord. Le froid de l'onde m'engourdirait rapidement. J'ai lu que l'on ne souffre pas. Il parait même que l'on est pris d'une sorte d'extase. Avant que mes orbites ne s'incrustent de friture, peut-être aurais-je le privilège d'apercevoir l'Atlantide.

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