Le carnassier moderne

alexandra-basset-9

06h06. J'enfile ma chemise repassée pour aller faire trépasser mes subalternes aux yeux froissés. Pas le temps pour un café. En particulier lorsqu'on convoite le poste de son supérieur direct. Ma plus grande jouissance : déplacer mes dossiers dans un bureau plus grand, sur fond de pleurs démissionnaires. Je suis un carnassier qui obtient toujours ce qu'il désire. Y compris si cela nécessite de déchiqueter quelqu'un. Y compris si je l'aime bien. En tyran moderne je me travestis, pour éviter de finir en esclave. Au fond, c'est pourtant ce que je suis. Formaté pour l'entreprise et les postes à responsabilités, je tourne en rond autour des conventions, sans jamais les remettre en question. Je suis un pro-système, comme on dit. Mais je m'en défends, c'est mal vu. Sur l'escalator de l'ascension sociale, j'ai perdu mon âme et broyé celles de ceux qui gênaient mon passage. Le pouvoir est l'unique valeur que j'honore. Je suis le creux concave où germe l'esprit de compétition inhumain. Durant mes études en grande école, j'ai appris à écraser la concurrence, sans me retourner. Ou seulement pour lui montrer à quel point je la domine. La logique de l'entreprise s'applique à ma psyché. J'examine mes relations humaines à la lumière de la rentabilité. J'ai perdu la plupart de mes amis, j'ai conservé ceux qui pourraient m'être utiles. On ne fait pas de bonne boucherie sans jeter quelques cadavres. En revanche, j'ai plein de connaissances pour remplir le vide de ma vie. Un réseau grand distributeur de conversations futiles ou politiques. Au final, le résultat est le même : on médit sur les chaussures d'untel ou sur la nouvelle réforme du gouvernement, mais au fond, on s'en fout. On ne fera rien pour changer ça. Si, on renversera peut-être un toast au foie gras sur les chaussures d'untel. Rien de plus. On va pas se mouiller, quel intérêt ? Moi, je l'aime, ma condition d'asservi. De temps en temps, je fais le révolutionnaire pour ressentir le grand frisson populaire, et je descends dans la rue avec un écriteau. Mais je m'en fous, je suis bien dans ma cage aménagée, avec mes capsules Nespresso et la fibre optique. Est-ce que je m'ennuie ? Pas le moins du monde depuis que j'ai investi toute mon énergie à dépasser les entreprises concurrentes de mon secteur : celui de la servilité au capital. Le chômage m'anéantirait, alors je fais tout pour rester en tête de gondole, comme un vulgaire produit de supermarché. Jusqu'à me faire élire «Meilleure pourriture de l'année».

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