Le couteau

Virginie

Une petite fille au prise avec ses angoisses nocturnes


Dans le silence les solitudes attablées lèchent leurs assiettes, vident leur dernier verre. Je m'agenouille, passe la serpillière sur le sang renversé, à moins que ce ne soit du pinard, une côte du Rhône premier prix sans doute. Il y a des traces de doigts crasseux aux plis de la nappe, des souillures de salive et de cendre aux carreaux des serviettes. Je débarrasse au plus vite mon assiette et cours dans ma chambre.

L'heure des adultes c'est l'heure du loup garou, il vaut mieux s'enfuir et s'enfermer à double tour. J'ai toutes mes nuits pour m'exercer à la douleur.

Ça gueule, ça s'engueule et s'entre-gueule à l'autre bout du couloir. « Des conversations d'adultes » assure ma mère sans me rassurer pourtant. Est-ce qu'elle n'ose pas me dire qu'elle et mon père se changent en loup la nuit tombée et hurlent à la mort ?

Le drap devra recouvrir ma tête et surtout mes yeux, les insectes de la nuit pourraient s'y infiltrer, les sorcières, les vampires, les loups garou, les fantômes, la mère Péloquin, le Raminagrobis, le capitaine Crochet … Pourtant les autres enfants ont des rires en bande dessinée, des rêves à colorier. Moi j'ai ma peur qui me conte chaque nuit des histoires assassines.

Je me relève en catimini. Je suis dans la cuisine, j'ai douze ans et un couteau contre mon cœur.

Mais soudain une ombre se penche derrière mon épaule  et me chuchote:

-Tu sais petite, l'angoisse n'est pas un simple sentiment, il est différent de l'anxiété ou la peur. L'angoisse est toujours angoisse du néant et aussi angoisse devant ta propre liberté. Elle NAIT de notre Liberté, qui n'est rien, et pourtant qui est, sache le, notre plus grand pouvoir.

« J'ai peur de ce que je peux faire, du pouvoir immense que me confère ma liberté : c'est de là que naît l'angoisse authentique »

Je l'ai reconnu, rien qu'à sa voix si douce et son regard rassurant, je ferme les yeux, hoche la tête sans rien dire parce-que je suis trop petite pour oser répondre à ce grand homme qui m'intimide, mais qui m'accompagnera, je le sais à présent, tout au long de ma vie. Camus me sourit et s'en va. Du soleil dans les yeux.

Je repose le couteau de cuisine, sers mon livre : « l'étranger », contre ma poitrine comme un nouveau couteau. Qui me fait du bien. Qui me fait du mal.

Quand je l'aurai fini ce livre, est-ce que je serai grande ?

  • J'ai lu certains de vos textes et j'ai fait une belle découverte, vous avez une ecriture magnifique!

    · Il y a plus de 7 ans ·
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    Candice Caillaud

  • Très beau ! J'ai, lu "l'étranger",, j'ai étudié en Terminale "Le mythe de Sisyphe" , mais suis bien plus familier avec le théâtre de Camus: "Caligula", "Les justes".
    Les enfants trouvent refuge là où ils ressentent la paix et l'écoute.

    · Il y a presque 8 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

  • belle plume ;-)

    · Il y a presque 8 ans ·
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    Patrick Gonzalez

  • Belle écriture.

    · Il y a presque 8 ans ·
    Unnamed

    Mélanie Courtois

  • Un instant de vie qui me rappelle la mienne, mon enfance, émouvant... je continue de grandir tous les jours dans ma tête parce que le corps lui rapetisse cassé par les coups de l'enfance.

    · Il y a presque 8 ans ·
    Moi rouge

    Lulla Bell

    • Grandir, SE grandir dans sa tête, oui, mais le corps à l'intérieur n'est pas cassé, le sang et le souffle sont d'autres mots qui font frissonner, vibrer la surface de notre peau comme une page en quête d'écriture.

      · Il y a presque 8 ans ·
      Valise en petit

      Virginie

    • ou une vie en quête de réécriture...

      · Il y a presque 8 ans ·
      Moi rouge

      Lulla Bell

  • A t'on jamais fini ce livre ! Peut être la raison qu'on a jamais fini de grandir...

    · Il y a presque 8 ans ·
    Mojitoo

    thesecretgardener

    • ET quand on referme livre, c'est la vie qui s'ouvre...

      · Il y a presque 8 ans ·
      Valise en petit

      Virginie

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