Le déjeuner

nyckie-alause

Je ne peux résister. Quand j'entends ses pas, je les compte : Huit pas pour revenir de la cuisine, douze pour s'y rendre. Comment est-ce possible que le trajet soit différent entre l'aller et le retour. Les yeux clos, en chien de fusil sur le canapé rouge, les bras croisés autour de mon visage, je sens l'air qu'il déplace en rasant le dossier. Il marque me semble-t-il, un temps d'arrêt léger, pour voir si je respire. A son prochain passage je retiendrai mon souffle, mon corps sera plus lourd, enfoncé dans la mousse, déformant le cuir grenu qui semble froid comme un animal mort quand on le touche en passant et chaud dès qu'on s'y attarde. La barre de migraine qui serre mon front, tu sais, cette raideur qui s'installe contre ton gré juste derrière les yeux, tarde à se dissoudre. La nausée qui l'accompagne laisse dans ma bouche un goût infect comme une punition, pire, comme un verdict de mauvaise conduite. 

Quand il reprend le chemin du salon, il attaque toujours du pied gauche, sa semelle grince d'un petit couic terriblement agaçant, seulement la gauche, depuis le premier jour. Même quand nous marchons ensemble dans la rue, avec les voitures qui nous frôlent, les gamins qui crient en sortant de l'école, les cyclistes agacés qui font sonner leurs timbres, le bruit de la chaussure gauche persiste. Elle décide de tout, de notre allure, de notre rythme, jusqu'à imposer sa vitesse et rogner notre libre-arbitre. Huit pas donc, les mains chargées d'assiettes qu'il prend garde de ne pas entrechoquer, de verres délicatement posés en respectant la distance idéale pour que la main droite du dineur s'en saisisse sans risquer de souiller sa manche sur le bord de l'assiette. Douze pas pour y retourner. Le tintement des couverts sortis du tiroir qui se referme, avec un petit ouf de fin de course. Huit pour atteindre à nouveau la table autour de laquelle il glisse sans bruit, à moins que ses pas ne soient occultés par le bruit des couverts qui ne peuvent s'en empêcher, le silence est d'or mais eux ils sont d'argent et nous le font savoir.

C'est tout de même étrange ces pensées qui m'envahissent derrière mes paupières fermées, cette impression de présences presque animales des objets, de la volonté qu'ils se permettent d'exprimer me voyant sans résistance, recroquevillée presque à disparaître. Trois pas et je sens son souffle sucré et sa main fraîche qui caresse mes cheveux et glisse jusqu'à ma nuque, douce et tendre. Un léger frémissement, un allègement soudain, mes yeux cachés sous mes bras ébauchent un sourire, un soupir s'échappe du souffle retenu, mes muscles un par un s'étirent dans un retour d'humanité, puis, de cinq pas suivants, le voici reparti dans la cuisine.

L'odeur de sucre de pomme de cannelle s'échappe dans l'entrebâillement de la porte du four. Il sait que ça ne sert à rien d'ouvrir la porte pour surveiller la cuisson de la tarte, il le sait. Mais il n'ignore pas que quand ces parfums m'atteignent je les perçois comme une caresse, comme une promesse, comme une chanson douce qu'un enfant espère avant de sombrer dans le sommeil. 

« Réveille-toi, les enfants vont arriver d'un instant à l'autre, réveille-toi… »

«  Ai-je dormi longtemps ? »

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