Le destin d'Angélique

le-fox

(Angélique, une jeune ingénue d’une effroyable laideur, rencontre Macadam, déçu par la vie car sa vocation de chanteur a été contrariée par sa voix abominable. Tous deux décident de se retirer du monde, et trouvent asile dans les bâtiments abandonnés des entrepôts de Bercy, avant la démolition. Bientôt, ils font des émules, et d’autres parias viennent se joindre à eux. Une sorte de petit village se crée, avec même un bistro pour centre: l’un des très rares marchands de vins à n’avoir pas encore fermé boutique.

Ils pourraient vivre heureux, et vu leurs disgrâces respectives, avoir le moins d’enfants possible… C’est compter sans les bulldozers, monstres d’acier lancés à l’assaut du vieux Bercy…).

Angélique Chèvrechou était laide. Pas un peu : ici, le mot s’applique dans toute son  atrocité. Des gens vilains, on dit par plaisanterie qu’on aurait dû les jeter à la naissance. Pour Angélique, le cas fut envisagé sérieusement, l’obstétricien soutenant les parents dans ce projet, et sans l’intervention d’une vague tante bigote et bondieusarde à l’extrême, elle eut fini de façon précoce et comme un avorton de jument, sur le tas de fumier qui jouxtait cette clinique banlieusarde.

Sa mère étant de nerfs fragile, l’abandon sembla à tous un compromis acceptable. On la déposa donc au guichet d’une abbaye ; si le Bonguieu l’avait voulue, il n’avait qu’à la récupérer. On ne s’y battit point pour l’y ramasser : la bonté des âmes a ses limites, et les sœurs, déjà soumises au calice et à l’auto-flagellation, trouvèrent que ce n’était peut-être pas la peine d’en rajouter. Un autre compromis fut trouvé (l’existence d’Angélique semblait déclencher des compromis en cascade) : on la nourrirait, mais à travers le guichet, et les yeux bandés. Une sœur avisée alla jusqu’à épingler un panneau sur la couffin, à l’intention des boueux ; responsable des poubelles, elle ne tenait pas à être taxée de négligence dans le tri des déchets.

En grandissant, Angélique atteignit des proportions tout à fait remarquables ; son corps devint cylindrique. Maigre et cylindrique, sans la moindre volupté à laquelle s’accrocher. Une sorte de manche, terminée par une tignasse à un bout, et par deux grands pieds velus à l’autre. On aurait pu s’en servir soit comme d’une tête de loup, soit comme d’un balai, en fonction de ses besoins et du sens par lequel on la prenait. C’est d’ailleurs ce que firent les nonnes, une fois le premier sursaut de répugnance passé. Ainsi se passa son adolescence : dans la poussière et les toiles d’araignées. Le soir, on la rangeait dans le réduit qui contenait déjà un aspirateur en panne et quelques chiffons de ménage ; elle trouva somptueux qu’on la tînt ainsi à l’abri des intempéries.

Hélas ! Tout paradis a une fin, et dès la première minute de sa majorité, l’abbesse lui enjoignit de foutre son camp dans un délai qui ne devait pas excéder cinq secondes, parce que la charité chrétienne, il ne fallait pas en abuser. Ne lui avait-on pas offert (elle insista sur le verbe) une éducation des plus soignées, une science du ménage qui devait lui permettre de se recaser sans peine chez le bourgeois ? Angélique se confondit en remerciements, et s’en fut, mais par la porte de derrière ; on attendait l’évêque.

Livrée à elle-même, traînant par les rues sa hideur et son baluchon, faisant fuir les chiens, cracher les chats et s’étrangler les pigeons, elle n’eut qu’une hâte : trouver un compagnon de jeux qui voulût bien l’initier aux joies de l’amour physique. Elle avait en effet conservé de sa prime adolescence de l’acné, des illusions et une moiteur persistante dans l’entrecuisse. La pratique de la mandoline lui avait bien été enseignée par une nonne compatissante, mais dans le noir le plus complet, et elle pressentait que cette partie de son anatomie pouvait se révéler apte à lui réserver des plaisirs plus consistants.

Le premier veinard auquel elle offrit son corps fut un clochard. Vit-elle un signe dans le fait que cet individu vécut au milieu des poubelles, situation qui lui était familière ? Fut-ce par l’odeur alléchée qu’elle se précipita vers lui ? Quoiqu’il en soit, elle se glissa sous les cartons qui servaient de couche à cet homme jusqu’ici paisible et sans ennuis, et constata qu’il devait ignorer l’usage du savon. Puis elle entreprit de le réveiller, tâche ardue car l’homme, plongé dans un sommeil béat peuplé de rêves où les litrons s’amassaient dans une cave dont lui seul possédait la clef, ne semblait pas pressé de retourner à une réalité parsemée de bouteilles vides et même pas consignées. Grâce à des efforts méritoires concentrés en un endroit que l’on évite de nommer dans les salons, Angélique fit s’ouvrir les quinquets de cet être délabré. Le clochard, qui n’avait jamais vu une balayette avec un manche aussi long, crut d’abord à une vision due à l’abus du picrate ; mais non, il s’agissait bel et bien d’une créature, qui semblait animée par surcroît des meilleures intentions. Aubaine matutinale ? Vu la tranche horaire et la tronche de l’aubaine, en temps normal cela ne s’appliquerait pas, mais c’est ainsi qu’il le prit. Lorsqu’on ne fornique pas à sa faim tous les jours, faute de grives on saute des merles. Ils amusèrent un instant par leurs ébats les enfants du quartier, puis l’épicier, qui avait des principes et de la pudeur, leur jeta un seau d’eau.  Leçon salutaire : les bambins, reproduisant par jeu et dans les grandes lignes ce qu’ils venaient d’apprendre à la rude école de la rue, prirent soin de le faire en cachette de ce Philistin.

Angélique, mise en appétit par ces préliminaires, et malgré cette douche froide mal venue, entraîna son clochard en des lieux plus propices à la satisfaction de sa viviparité. C’est à dire qu’elle se laissa entrainer, puisque la pauvrette, fraîchement émoulue de sa vie monacale, n’avait qu’une notion très vague de ce que pouvait être l’existence en plein air, si l’on pouvait appeler plein air le mélange de gaz plus ou moins toxiques d’une cité en activité.

Ils arrivèrent ainsi à Bercy, aux entrepôts à vin, qui menaçaient ruine depuis qu’un décret assassin avait décidé leur anéantissement. Cependant ça et là quelques bâtisses tenaient encore assez debout pour qu’on puisse y squatter, à condition de ne pas être trop regardant sur la question du confort. Comme il ne faut jamais perdre de vue les choses essentielles, ils firent d’abord halte chez l’un des rares marchands de vin encore en activité, où ils goûtèrent copieusement à un ginglet de Loire fort convenable, si convenable qu’ils dépensèrent leurs maigres sous à en faire l’emplette. Puis rue de Pommard ils dénichèrent logis à leur convenance. Angélique, qui n’avait guère et pour ainsi dire pas du tout l’habitude d’ingurgiter des boissons de ce calibre, à peine le seuil franchi s’écroula sur le carrelage dans un état semi comateux. Le clochard, bonhomme, la transporta avec soin jusqu’à un matelas défoncé par les mauvais traitements et mangé aux puces, avant que d’entamer l’étude du tome premier des œuvres de Saint Nicolas de Bourgueil. A la fin du second volume, il se mit à chantonner :

« Un pou qui marchait dans la rue

Y rencontra chemin faisant, chemin faisant,

Une araignée bon enfant,

Elle était toute velue… »

Il chantait très faux, mais n’ayant pas d’auditoire, à moins que dans son hébétude épaisse Angélique n’en perçût des bribes, cela ne portait pas à conséquence. Zut, après, il ne se souvenait plus des paroles. Ah, si :

« Elle vendait du verre pilé

Pour s’ach’ter des p’tits souliers »…

Car malgré une voix regrettable, Macadam, c’était son nom, adorait chanter, et vouait une passion toute particulière à l’opéra. A la chansonnette aussi, surtout celle d’avant-guerre, et jamais il ne perdait une occasion de faire valoir son organe auprès des oreilles de ses contemporains, lesquelles n’en demandaient pas tant. Une passion qu’il tenait de son père, maçon, mort des suites d’un contre-ut qui lui avait valu d’être coiffé d’une brique accidentellement tombée des mains de ses camarades de chantier. Macadam avait même songé faire carrière en tant que ténor léger, mais Euterpe veillait au grain, et ne permit pas que la chose se fît, tant il est vrai que les muses ne protègent pas toujours ceux qu’elles inspirent. Vers le milieu du cinquième volume, il entonna « Fontainebleau ! Foresta immensa e solitaria ! », ce qui fit migrer toute une colonie de punaises vers des pays moins hostiles. Mais à ce moment, Angélique se tourna vers lui, un sourire émergeant de son coma vinicole. Que ce fût le premier sourire de son existence, Macadam ne pouvait évidemment pas le deviner.

Angélique s’éveilla avec le jour suivant, toute pleine de sensations aussi désagréables qu’inconnues. D’abord, elle avait l’impression d’avoir mâchouillé du papier journal détrempé pendant des heures, au point d’en avoir le palais complètement imprégné. Ensuite, elle avait la très nette certitude d’avoir contracté le cancer des cheveux, à moins qu’une équipe d’employés de la voirie ne se fût introduite à l’intérieur de son crâne pour ratisser les feuilles mortes qui le parsemaient. Certains de ces tire-au-flanc essayaient même de couper à la corvée en s’échappant par ses orbites, ce qui lui faisait effroyablement mal derrière les yeux. Lors elle tenta d’évaluer le nombre de minutes qui lui restaient à vivre, assez peu selon toute vraisemblance, cet effort intellectuel la faisant grimacer de vilaine façon. En gros, elle s’était chopée la gueule de bois du siècle.

Après avoir émis un prout discret, elle se leva en vacillant, et fouilla dans la besace de celui qu’elle pouvait considérer à bon droit comme son concubin, puisqu’ils avaient passé la nuit sur la même paillasse. Nulle trace de café, objet de sa recherche ; ce clochard semblait être un amateur de thé, comme tendait à le prouver la présence de quelques sachets de cette herbe exotique dissimulés dans les replis d’un gant de toilette. De toute façon bourrique, se dit-elle, thé ou café, cela ne résout pas le problème de l’eau chaude, ni même de l’eau tout court, et il me semble que le breuvage auquel j’ai été convertie hier ne conviendrait pas pour l’occasion. Perplexe, elle tourna en rond durant un long moment ; ce serait toujours ça de balayé. Puis, avisant dans la pièce contiguë un évier ébréché surmonté d’un robinet, elle eut l’idée de l’actionner, ce robinet, pour voir ce que ça ferait. Cela ne fit rien du tout : complètement bloquée, cette damnée ferraille. Et l’autre qui ronflait comme une chaudière mal réglée… Elle commençait bien, sa vie de couple…

(à suivre…)  

Signaler ce texte