Le Dîner, effet de lampe / Forêt amazonienne
franz
Chic, la réunion a lieu à la belle étoile. Et ce soir, c'est la pleine lune. La lune est une grosse lampe jaune avec une robe à franges. On dirait qu'elle est enceinte. Mon chat a sauté sur son ventre tout rond et il la chatouille avec sa queue. Elle fait sa maline, la lune, en lançant autour d'elle ses rayons jaunes, ça perturbe les animaux de la jungle, prisonniers des rivières rouges qui forment une barrière infranchissable.
Un grand rapace surveille la forêt amazonienne, c'est ma mère. Rien n'échappe à son oeil sévère. Elle guette ses petits, les protège et les surveille. Elle fouille la pénombre et son nez crochu renifle chaque recoin. Elle y repère mon frère Max le boa qui est en train d'avaler goulûment un gentil tamanoir. Qu'il est cruel et autoritaire, il se prend pour le roi de la savane, celui-là!
Mais le rapace, au-dessus de l'hévéa géant, lui signifie d'un coup d'oeil qu'il n'a qu'à bien se tenir, "ce ne sont pas des manières d'avaler aussi grossièrement des créatures sans défense".
Alors la carafe ouvre son bec de perroquet pour s'esclaffer de son rire cristallin: "Ah ah ah comme c'est drôle! il y a des tamanoirs avec des défenses!?"
- Madeleine, veux-tu un fruit? (C'est le rapace qui me tire de ma rêverie).
- Euh euh... volontiers... mais attention au casse-noix, c'est un méchant crocodile qui croque les doigts imprudents!
- S'il te plaît Madeleine, cesse tes enfantillages, mets les mains sur la table et prends une pomme.
Je tends mon harpon vers le marigot où stagnent des poissons multicolores. J'hésite un moment et soudain je le plonge dans le coeur d'un splendide tucunaré aux écailles brillantes. Je l'approche de ma bouche et j'enfonce mes dents pointues dans sa chair délicieuse. À ce moment-là je remarque les griffes acérées de la fourchette léoparde qui rampe vers moi et se dresse pour m'attaquer. Je recule à toute vitesse dans le coin le plus sombre de la nuit.
Le boa a fini d'ingurgiter sa proie. Il est repu et triomphant. Se tortille d'un air supérieur et vaguement menaçant.
Soudain en face de moi arrive des profondeurs de la forêt l'ombre gigantesque de Félix, le terrible chasseur de couleurs. J'ouvre tout grand les yeux, essayant en vain de distinguer les traits du monstre de retour des chutes d'Iguazu. Il semble fâché, traîne les pieds qui font un bruit de feuilles mortes, il s'arrête à l'orée du marécage en laissant tomber son imposante carcasse sur un tronc. De là il guette de ses yeux de fouine toute l'Amazonie. Eclairé soudainement par la lune, son visage crispé me saute aux yeux comme un singe sur un arbre. Contrarié, c'est évident, il ouvre sa bouche géante et rugit:
"Qui a laissé les toilettes dans un état pareil? C'est toi Max qui en es sorti le dernier, n'est-ce pas!?"
Le boa se rétracte brusquement et se tourne vers moi. Il siffle un air de faux jeton "je crois que c'est ma soeur..." Alors moi, la jeune panthère noire, je montre mes crocs illico et je lui lance avec mes yeux des flammes terrifiantes qui le font reculer. Le lâche, il abandonne la partie aussitôt.
- Privé de dessert! " trompette l'aigle.
Le boa se recroqueville, pleurniche et quitte le terrain en rampant. La panthère noire rugit de plaisir.
La lune à ce moment-là brille d'un jaune malicieux. Le grand rapace souffle profondément, l'air satisfait, fier de son autorité.
L'immense silhouette de Félix s'agite brusquement, une patte se dépliant en direction d'une source minérale. Elle saisit l'eau, la brandit jaillissante devant les animaux hébétés et abreuve le gosier du monstre dans un glouglou bruyant.
- Gabrielle, j'ai très envie de goûter ce muscat Beaumes-de-Venise.
En voulez-vous deux doigts?... Madeleine, passe-moi le petit flacon, me souffle le chasseur de couleurs.
Un peu tremblante, je lui confie le trésor avec toute la précaution nécessaire.
L'aigle trempe son bec dans le breuvage magique pendant que l'ombre gigantesque engloutit la potion d'un trait. Moi j'en profite pour replonger mon harpon dans l'étang sucré. Je le retire avec au bout un requin prune à la chair velouté.
Le vent se lève soudain, c'est bientôt un ouragan qui disperse le plateau en emportant tout sur son passage. Claquements de talons, cliquetis de verres, frottements de toiles. L'ouragan s'appelle Maria, elle vole d'un coup d'ailes vers la cascade voisine pour baigner tout son petit monde.
À présent l'aigle, apaisé, plane sur la savane nue pendant que le géant fantomatique se retire à pas de loup, faisant craquer dans une de ses tenailles une dernière victime, une petite noix perdue au milieu du désert.
J'aime bien l'angle, je trouve que ça retrace bien quelque part, la façon dont on perçoit la petite fille, à la fois en retrait des autres personnages et au centre de la scène. La façon dont la lumière tombe et les place (eux) en retrait, comme des rôles secondaires, on le sent bien ici.
· Il y a environ 11 ans ·hel
Merci hel ! Vallotton semble nous inspirer, du moins nous stimuler. Sympa tout ça!
· Il y a environ 11 ans ·franz