Le Fusil de Tchekhov

sam-dibie

            Quand je sonne à leur porte et que j'annonce les raisons de ma visite, la plupart de mes « contrats » ont les yeux qui se figent de stupéfaction. Seules les paupières semblent échapper à la tétanie qui envahit le reste de leurs muscles. La stupeur est incontestable. Il faut croire que je n'ai pas vraiment la tête de l'emploi. Vous croiriez, vous, une midinette rousse au visage mité de taches de rousseur, qui vous dirait qu'elle est la main de la Mort ?

            D'un autre côté, quand on exerce mon métier, ressembler à une étudiante sortant de son cours de musique peut comporter des avantages. Mais la crédibilité n'est certainement pas de ceux-là.

            Je viens pour les tuer, mais leur sourire incrédule démontre à souhait que mes clients ont du mal à le croire. Une sorte de grimace qui s'accentue encore quand je leur signifie qu'ils ont deux jours pour essayer de m'échapper. Cela finit de les désarçonner. Et paradoxalement, au lieu de profiter de cette ultime générosité, ils perdent les premières vingt quatre heures de leur sursis à se demander quel genre d'entourloupe j'essaie de leur enfiler.

            Je m'appelle Natalia. Rousse de par des origines dont je ne sais rien, et plus une midinette depuis mon lointain premier contrat. Je suis une tueuse. Et si vous ne l'aviez pas encore remarqué, c'est que vous n'avez pas plus de cervelle que ces petits boutonneux qui, dans le tramway, s'amusent à me dérober mon « étui à violon »…

            Dans notre métier, il y a eu les éventreurs, les égorgeurs, les empoisonneurs… Et je ne peux que m'incliner devant le savoir-faire de ses antiquités respectables. Aujourd'hui, il y a aussi ces crétins écervelés qui, juchés sur une moto pétaradante, défouraillent leur violence à tout va, leur imagination minuscule abritée derrière leur casque intégral. Je laisse cela aux petits malfrats en mal de reconnaissance. Moi, j'ai pour mon ouvrage une considération artistique. Et, comme je préfère le travail propre, net et distancié, je m'en tiens souvent à une balle. Entre les deux yeux. Ce paraphe singulier me distingue et m'a permis de me tisser une petite auréole dans le cercle très élitaire des exécuteurs patentés.

            Ma technique ? Un Röhm modèle Desperado équipé d'une lunette de visée et d'un silencieux. C'est le seul ustensile dont j'ai besoin pour parachever la dernière prestation de ceux dont on me confie la charge du trépas. Je prends soin de l'avoir toujours avec moi. N'y a-t-il pas une belle ironie dramatique à réunir, dans le même endroit, les victimes et l'objet qui va leur être fatal ?

            Evidemment, tous les éléments de cette dramaturgie étaient réunis quand j'ai sonné à la porte de Ted Wonja et que je lui ai débité mon petit boniment sur sa mort imminente à laquelle je compte donner tout le lustre d'un expert de la partie.

            Il est tellement mignon, debout sur le palier, la bouche ouverte et le menton figé, ahuri, presque émerveillé par tant d'aplomb. Est-ce à cause de mes yeux rieurs, ou de mes fossettes qui se creusent encore quand je prononce la phrase fatidique ? En tout cas, il refuse de réaliser qu'il va mourir. Et si cela devait arriver, il se fiche bien que ce soit des mains du grand clerc que je prétends être. Il a tort, mais je ne vais pas me vexer pour si peu…

            Pour le moment, il me faut détacher mes yeux de ses lèvres magnétiques et remonter jusqu'à son regard. Il pense être victime d'un canular. Cela se voit dans ses yeux sceptiques. J'ai l'habitude, maintenant. Et il est tellement prévisible, le pauvre chou. Il va falloir que je le rassure, lui aussi. Mais en attendant que j'apporte d'irréfutables arguments contre le doute qui l'envahit, il est conforme au cliché du benêt incrédule, incapable de réaliser qu'il est le prochain sur ma kill-list.

            Notez ! Je peux le comprendre. Il a l'air tellement innocent. Non pas que ce détail aie une importance quelconque dans ma façon d'appréhender son cas. Mais il y a chez lui comme une vraie surprise, sans la morgue de ceux qui devinent déjà qui, dans la longue liste de leurs ennemis, envisage de refroidir leurs ardeurs pour toujours. Seulement, je suis payée pour lui régler son compte, pas pour le juger. Et je mets un point d'honneur à faire mon travail avec justesse et précision.

            Le pauvre Ted en est encore au stade de l'indécision. L'idée que je puisse dire la vérité est encore trop vertigineuse pour qu'il ose la laisser faire son chemin. Et il hésite encore à me donner toute la crédibilité que mon pedigree mérite, trop occupé à démêler les mystères qu'il entrevoit derrière la candeur de mon visage d'ange. Et faute d'avoir compris qu'il n'a pas d'autre choix que de me croire, il va perdre sa première journée, comme les autres.

            Bientôt, quand il aura reçu mon Tchekhov gun, l'irréfutable preuve de mon crédit, il va prendre conscience de la menace que je représente pour lui. Et j'attends avec délectation le moment où la petite boule de peur qui est en train de naître au creux de son ventre va commencer à grandir, inexorablement. Et quand elle va se muer en effroyable panique, il va enfin tenter de s'enfuir. Mais il sera trop tard.

            Je connais l'immeuble aussi bien que lui maintenant, et j'ai déjà repéré les différentes solutions qui lui restent.

            Derrière cette porte palière qui ferme grâce à trois verrous, s'étend le spacieux trois-pièces qu'il occupe au troisième étage de cette résidence à l'opulence manifeste. Mais Ted va bientôt en abandonner le confort douillet, et s'aventurer vers le sous-sol. Par les escaliers, dans la pénombre, et guettant le moindre bruit suspect. Dans deux minutes, il va atteindre le parking où ronronne, comme d'habitude, la ventilation asthmatique qui peine à évacuer les gaz d'échappement et les odeurs d'essence. Depuis le sas, il actionne la télécommande de son petit 4x4 et va attendre avec impatience que le clignotement de ses feux, et le ploc-ploc lui signalent le déverrouillage des portières. Se figer pendant quelques secondes qui vont lui paraître interminables, à l'affut de la moindre réaction. Et il se sentira rassuré de ne pas sentir le moindre mouvement.

            Démarrer, sortir de ce parking rapidement et, une fois dans la rue, se fondre dans le va-et-vient incessant de la circulation, Avenue de Massane. Ensuite, il avisera. Tourner à gauche en direction de la Nationale, ou remonter le boulevard vers le Lunaret, puis le centre-ville. Le plus urgent pour lui est de trouver une planque où se terrer quelques jours. Et attendre que Natalia abandonne la chasse. Ce sera sa seule obsession.

            Sauf que je n'abandonne jamais la chasse. Et, bien avant qu'il ait seulement eu l'idée de son évasion, j'ai évalué tous les scénarios possibles et paré à toutes les éventualités.

            Il va aborder la rampe avec douceur et ronger son frein pendant que la porte du parking bascule lentement, laissant filtrer progressivement les lumières blafardes des réverbères qui, dehors, se sont allumés. Il va donc être très surpris en me voyant apparaître dans son champ de vision. Je l'attends, c'est la seule chose qu'il n'avait pas prévue dans son plan si hâtivement élaboré.

            Je ne peux pas encore voir son visage, mais j'imagine déjà sa surprise. Et son premier réflexe va être d'écraser l'accélérateur et de me foncer dessus, du haut des quatre tonnes de son petit bijou allemand. Il faut l'en dissuader. Tout de suite. Il faut qu'il sache qui tient les rênes. Lui montrer le boitier que je tiens à la main. Un petit bijou de technologie, plus petit encore qu'un téléphone portable. Une petite touche, et le mécanisme est enclenché.

            Je sais que, sur son tableau de bord, un minuteur électronique vient de s'allumer et commence à égrener ses chiffres lumineux, et que son bip caractéristique ponctue un compte à rebours angoissant.

            30… 29…

            Ca y est, il a enfin compris. Mais maintenant, plutôt que de venir vers moi doucement comme je le lui indique, il va tenter de sortir précipitamment de sa voiture.

            Pauvre Ted. Comme il est prévisible. Il n'a toujours pas compris que c'est moi qui mène le jeu…

            Une toute petite pression, sur le bouton bleu cette fois. Les portières se verrouillent automatiquement. Pas la peine de penser les défoncer d'un coup d'épaule. C'est aussi pour sa robustesse qu'il a choisi ce modèle allemand, non ? Il est désormais prisonnier à l'intérieur de ce corbillard. Ecraser l'accélérateur, et foncer droit devant ? Il voudrait bien, mais il n'a pas assez de courage pour ça. Il ne veut pas mourir. Il sait qu'il n'aura jamais le temps d'arriver jusqu'à moi avant que je ne déclenche la bombe.

            Le minuteur continue d'égrener les secondes.

            Maintenant, tu vas être obéissant, doux comme un agneau.

            Quand il arrive à ma hauteur, je déverrouille d'un clic sa portière. Le bip du chronomètre marque le temps qui s'écoule.

            10… 9… 

            Je ne veux pas le tuer maintenant. Je ne peux pas… C'est dans le marché. Son délai court jusqu'à demain. Alors, il faut bien que je le tire hors de sa voiture, et que je l'aide à enjamber le trottoir. Très vite, nous sommes sous la porte de son immeuble.

            J'aime le petit air de terreur qu'il a pendant que, plié en deux, il tente de reprendre mon souffle.

            2… 1…

            Boom ! D'abord une onde qui fait vibrer tout ce qui résiste. Puis une explosion qui transforme le petit 4x4 en une gerbe d'étincelles projetant une quantité incalculable d'éclats fumants. Et enfin, après la déflagration, comme un silence irréel que je goute avec délectation. Si je n'étais pas une tueuse professionnelle, j'aurais voulu devenir artificier.

            Ted, lui, n'a pas l'air d'apprécier l'image de son carrosse transformé en spectacle pyrotechnique. Il pourrait me remercier. Je viens de lui attribuer quelques heures de vie supplémentaire. Mais ce que je lis dans ses yeux n'est pas de la reconnaissance. Alors, il ne me laisse d'autre choix que la manière forte. Et le pistolet que j'appuie sur son ventre ainsi que sa terreur rétrospective ajoutent à ma persuasion tandis que je le pousse dans les escaliers. Ce n'est pas le rôle dans lequel je suis habituellement la plus convaincante.

            — Remonte chez toi.

            Je voudrais être ferme, mais je sens mes cils qui battent comme des ailes de papillons. Sarah dirait que je minaude encore.   

            — Tiens-toi à carreau cette fois, ok ? Tu le sais bien, tu n'as aucun moyen de m'échapper !

            — Mais qu'attendez-vous de moi, à la fin ?

            En d'autres circonstances, je n'aurais pas résisté s'il m'avait enlacé et proposé une flûte de champagne au soleil couchant. Mais, je suis payée pour le tuer. Et je vais le faire. Demain. Maintenant, il sait que la menace qui plane sur sa vie est réelle, et qu'il lui reste très exactement –je regarde mon chrono -  dix-neuf heures pour comprendre. Ce qu'il n'a pas encore réalisé, c'est qu'il a suffisamment d'indices pour découvrir qui est Sarah Versini, et pourquoi elle a décidé d'en finir avec lui.

            Ca ne changera rien à son sort, seulement, c'est la touche personnelle que j'ajoute à mes contrats, celle pour laquelle on se paie mes onéreux services. Au moment de mourir, mes « contrats » savent qui m'a engagée, et pourquoi ils vont mourir. Et puis, souvenez-vous, ils ont une chance de m'échapper. Très théorique, je vous l'accorde. Jusqu'à présent, personne n'y a réussi.


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