Le jour où la fin du monde a commencé

sabsab

En m’effondrant sur le lit poisseux j'ai senti un grand vide m'envahir et l'envie soudaine de me démonter la gueule. J'ai claqué la porte de la chambre, traversé les boyaux sordides de mon hôtel de passe et je suis descendu acheter l’attirail pour m’éclater. De retour dans ma piaule, j'ai appelé le boss, dit "Vautrin Trompe-la-mort", craché la phrase tant attendue, "Acta est fabula"[1], puis j'ai raccroché.

L’affaire a commencé il y a environ un an lorsqu’il a pris contact avec moi afin de me proposer une mission délicate. Sentant la surprise dans ma voix, il m’a aussitôt expliqué qu’il faisait le mort depuis le coup de la coureuse de remparts, pour «ramollir toutes ces bites de flicards» qui couraient à ses trousses, et qu’il avait besoin de mes services pour une affaire si insensée que «même le putain de Saint Esprit n’en croirait pas ses oreilles». Ce qu’il me proposa ce jour là me figea sur place : d’un coté, de quoi nourrir et loger ma famille sur trois générations, de l’autre, un coup diabolique, irréalisable et le risque majeur de finir ma vie à compter les cafards dans un trou. Mais c’était sans compter sa force de persuasion et son habilité à cajoler mes plus bas instincts ; la promesse de graisser le moteur de mon avenir avec des litres d’or avait finit par me convaincre. Vautrin donnait les ordres pour le compte d’un inconnu et moi j’étais selon lui le meilleur guerrier pour jouer dans cette arène.

La vieille du rapt, j’ai maudit cette peur de lavette qui pour la première fois de ma vie était entrain de me ronger, provoquant chez moi de détestables haut-le-cœur, mais j'étais fin prêt pour le coup du siècle. Car malgré la gravité de la situation et mon inconfort stomacal, je ne m’étais jamais senti aussi bien : la seule illusion du succès suffisait à filer la trique à n’importe quel vieux brigand de mon espèce.

Désormais j’observe cette salope en savourant ma victoire à coup de single malt et de Kovpo tiède. "Salope", c'est le nom que j'ai décidé de lui donner, celui qui lui va le mieux compte tenu des circonstances. De toute façon je ne me vois pas l'appeler autrement, j'ai trop peur de la nommer, si quelqu'un m'entendait, j'expirerais avant l'heure, au mieux je serais bon pour l'exil, la cage ou l'in-pace, au pire pour la tombe. Du coup je la boucle, la regarde, désinfecte mes conduits à la gnôle, lui crache au visage la fumée des sèches que je crame et j'attends. Je n'ai plus que ça à faire, attendre le fameux signal, l'ordre suprême.

De plus en plus las et ivre, je la regarde ligotée droite sur sa chaise en me disant que c’est sans doute la dernière fois que je la verrai. Je lui trouve un air triste ou bien intimidé. Elle n’est pas si belle, pas comme on aimerait nous le faire croire, mais je ne peux pas m’empêcher de la fixer. Sa vue éveille en moi un léger trouble qui me rend chancelant, presque étourdi, voire nauséeux. J’essaye tant bien que mal de me dégager de son regard qui me laisse entrevoir une âme sinistre et noire comme une nuit d’hiver. Pourtant, quoi que je fasse, je sens son poids sur moi, elle m'affronte en silence. Je dérive de plus en plus vers un état d’agitation extrême et je ne saurais dire pourquoi je me sens si profondément misérable. Serait-ce sa présence qui me met au plus mal ou ce mauvais alcool qui empoisonne ma tête ?

Je sens chez elle quelque chose qui n’appartient pas à l’ordre du visible, quelque chose de sombre, silencieux, environné de ténèbres. Et alors que je m’infiltre dans ce regard pour y voir jusqu’au tréfonds de son être, ce que j’y décèle me terrifie : dans cet abîme ne règne qu’un seul désir, celui de me tourmenter. Évidemment elle ne me parle pas, elle ne fait que m'épier, si bien que c'est moi qui cherche désormais à la fuir. Elle n'est pas si grande, mais la pièce me paraît minuscule et les murs semblent se mouvoir jusqu’au point de m’écraser. L'air devient irrespirable. J'ai l'impression de sentir son souffle là où un parfum nauséabond flotte dans l’air. Je l'évite, détourne la tête. Rien n'y fait. Son regard bouscule dans tous les sens mon esprit devenu insaisissable. Elle ne dit toujours rien, mais je devine les paroles accrochées à ce sourire cruel : "Qu'as-tu fait sale vermine !". Je me bouche les oreilles, ferme les yeux, gratte jusqu’au sang cette peau malodorante, et me terre dans le silence pour éviter cette affreuse compagnie. Ces efforts sont inutiles car je sens bien la folie, cette vieille charogne tapie en embuscade, qui me guette à chaque instant. Le piège auquel j'ai consacré tant d'énergie se referme sur moi. Un sourire glacial se dessine au coin de ses lèvres, la seconde d'après son rictus disparait. C'est impossible. Ses yeux vagabonds me poursuivent, m'accablent et m'accusent sans relâche. Je m'écroule à terre, sanglote bêtement, m'apitoie sur mon sort comme une putain à qui on aurait volé la besace. Je l'implore à genou de me pardonner. Elle me jette cette fois un regard mêlé de pitié et de dégout, un de ceux qui vous renvoie aux heures les plus sombres de votre existence. Je tente de partir, m'isole dans un recoin, mais cette funeste solitude est bien plus terrible que tous les reproches qu'elle pourrait me faire. Il faut que cela cesse. Je me saisis de mon couteau, m'approche d'elle, ne décèle pas la moindre crainte sur son visage privé de toute émotion. Je m'enivre d'une rage nourrie par son irréductible affront. Je ne supporterai pas une seconde de plus ce regard qui me damne. Je la hais la salope. De ma lame je lui lacère le visage, lui crève les deux yeux, démolis son sourire dans une frénésie incontrôlable de coups. Des milliers de lambeaux tombent à terre. Je la brûlerai toute entière. A bout de souffle, je recule, la regarde défaite, m'effondre. Qu'ai-je fait? Je hurle mon désespoir. Elle n'est plus, la salope. Je l'ai tué La Joconde!

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(1) la pièce est jouée

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