Le loup
vaureal
Les matins de travail devenaient parfois des matins de pleine lune. Un loup hurlait quelque part sur la ville. Il montrait ses dents. Il attendait sa proie. Il était menaçant. Pourtant, dans la rue le fourmillement de mon environnement n’avait pas changé. Les rues piétonnes tonnaient de mille pieds désordonnés qui se bousculaient, se croisaient sans tomber. Les jambes se frôlaient sans jamais se rencontrer. Les yeux des inconnus clignotaient à la lumière orangée du soleil. Les lumières caressaient leurs manteaux usés par l’hiver. L’hiver s’enfuyait à l’horizon et je m’enfuyais aussi en me dirigeant vers mon travail. Une fuite de l’habitude. Mais, j’avais l’habitude de mon habitude. Je ne voulais pas déranger cet ordre bien défini. Qui pouvait intervenir dans cet ordre ? Ma vie était un répertoire alphabétique. Trois volets suffisaient pour ranger ma journée : matin, après-midi et soir. Rien ne devait perturber la semaine de travail si parfaitement classée. La moindre fantaisie ne pouvait prendre place.
Un espace temps imprévisible vint toutefois perturber cette harmonie. Une éclipse assombrit d’un coup mon univers. Le loup guettait sa proie dans l’ombre. L’entreprise qui m’employait devait manager leur personnel. Le management devint un véritable ménage de principe. Une éponge bien spongieuse qui effaçait d’un coté mes habitudes et de l’autre grattait la moindre de mes libertés. Le grattage de la question fut douloureux. Hier, j’étais provisoirement libre. Aujourd’hui j’étais enchaînée définitivement. Les réunions se succédèrent les unes derrières les autres. Toutes les initiatives étaient soigneusement répertoriées dans un tableau « d’excellence ». Il ne me restait plus qu’à courber le dos avec élégance. Le travail que j’effectuais quotidiennement était imprimé et vérifier sans ménagement : d’où le nom certainement amélioré du mot « management ». Ma bible de travail me priait d’informer de mes faits et gestes. Depuis quelle date le travail avait effectué. A quelle date il avait été contrôlé. A quelle date les rectifications ont été portées après contrôle. A quelle date le contrôle n’est plus à contrôler. Du contrôle au contrôle. Ma tête commençait à déménager.
Le loup de la pleine lune mordait à pleine dent mon esprit.
Les papiers dépassaient de chaque côté de mon bureau. Le soleil avait du mal à éclairer mon espace de travail. Une lampe m’avait été généreusement donnée pour scruter la moindre erreur. On me conseillait aussi de vérifier mon acuité visuelle. Une visite chez l’ophtalmologique avait été prévue à cet effet. J’étais sous contrôle permanent. Malgré les réunions, mon chef de service venait me rendre des visites de courtoisie.
« - Bonne journée. N’oubliez pas que nous avons une réunion ce matin pour faire le point. »
Le poing dans sa figure m’aurait bien convenue pour conclure un point final.
Un échafaudage de papier entoura mon bureau. Je disparaissais sous le contrôle visuel de mes supérieurs. Enfin, je m’installais un petit nid douillet. Je débranchais volontairement mon téléphone pour apprécier ces moments de retour de liberté. Comme un petit animal en cage et protégé, je buvais mon petit café et quelques gâteaux. Je lisais l’actualité sur le journal et je terminais par les recommandations de mon astrologie celtique. Aujourd’hui, santé : excellente - Amour : Affinité - Argent : Attention aux finances - Travail : Prochainement un changement de situation. J’en fus soulagée. Je pouvais espérer que cette situation change.
En effet, la situation ne dura pas. Mon responsable ne me voyait plus sous la pile de dossiers. Il engagea une responsable pour me dégager de ce débordement.
Une semaine plus tard, ma responsable arriva. On détruisit mon mur de papier pour le construire sur le bureau d’en face. On m’avait déshabillée. Mon chef était fier de son impudicité. J’étais nue. Il pouvait voir mes rondeurs, mes douceurs. Mes gâteaux au chocolat, ma tasse de café, mon journal et mon horoscope du jour ! Il avait dévoilé mon intimité. Il me fit un sourire en coin. Un sourire complice. Le sourire de l’amant qui avait partagé mes plaisirs charnels. Mes joues s’empourprèrent soudainement. Mes mains ouvrèrent mon tiroir du bureau et je cachais mes petits plaisirs. Surtout les annonces de l’horoscope car il prévoyait une mort certaine de son harcèlement. Je jouissais en même temps que lui mais pas du même plaisir. J’étais sûre que grâce à mon petit journal quotidien j’allais trouver une solution. J’attendais le signe de la vengeance.
L’horoscope du mercredi annonçait : Santé : Trouble du sommeil - Amour : Disputes à l’horizon. – Argent : Pas d’augmentation – Travail : Heurts avec la direction.
Il avait désinstallé mon bocal de papier pour le déposer en face de moi. Le nouveau poisson rouge s’appelait madame Duranti. Elle portait une robe rouge. La royauté de sa couleur montrait déjà toute son importance hiérarchique. Ses cheveux châtains bouclés étaient remontés en chignon. Ses petits yeux bruns papillonnaient à chacune de ses paroles. Juchée sur ses talons aiguilles, elle se tenait droite et volontaire. Sa présence allait augmenter le rendement. Lorsqu’elle fut installée, elle commença à creuser une fenêtre dans le mur de papier pour me voir plus facilement. Une porte sur le coin du bureau pour déposer mon travail dans une bannette. Je n’avais plus une seconde pour libérer mon esprit. Les rencontres et les échanges amicaux se partageaient aux toilettes. Je me sentais moins seule. Je discutais avec mes collègues des autres services qui rencontraient le même problème que le mien. Le cabinet de toilettes ne pouvait plus contenir d’autres consultations. Les doléances étaient complètes. La buvette était occupée par les chefs. Leurs cravates se tortillaient dans leurs doigts agiles. Les responsables se délectaient de leurs pouvoirs et de leurs efficacités. De l’extérieur de notre forteresse, les voix s’élevaient. Lorsque la pose était trop longue, une main tambourinait à la porte et nous imposait le silence. Peureuses nous retournions travailler.
Le loup croquait notre intimité comme on croque une pomme. Nous, les agneaux, on s’enfuyait se réfugier dans notre parc de papier.
Les jours passèrent. Mon horoscope n’était pas très heureux et le travail non plus. Je maigrissais Je ne dormais presque plus. Les rares moments où je pouvais trouver le repos, je rêvais de loups qui me pourchassaient. Je me réveillais en sueur. La situation ne pouvait pas durer. J’observais en moi une transformation. Je devenais loup. Mes yeux étaient plus grands. Mes dents plus longues. Mes ongles plus crochus. Je bavais. Les rares moments où je sortais de mon bureau, mon dos se courbait. Le jour de la nouvelle lune devait arriver. Mon horoscope du jeudi annonçait : Santé : meilleure – Amour : Pleine forme. – Argent : En difficulté – Travail : reversement de situation.
Le jeudi fut une matinée mémorable. D’énormes nuages noirs galopaient furieusement dans le ciel orageux. Une armée d’ombres cavalières se lançaient à la poursuite d’un ennemi en déroute. Le nôtre. Des rafales de vent s’accompagnaient d’éclairs. Le vent s’engouffrait dans notre bâtiment. Il sifflait sous les portes et se ruait en hurlant dans les couloirs et les escaliers. Nos chevaliers de la tempête venaient à notre secours. Les montagnes de papier volèrent dans tous les sens. Les dirigeants étaient effrayés, sauf moi. Je voyais mon chevalier libérateur arriver. J’ouvrais en grand la fenêtre du bureau. Des nuages de papier s’échappaient de la fenêtre. Dans ma fureur, je demandais à mes collègues d’ouvrir toutes les fenêtres pour que nous soyons libérer. Dans la cour, des volutes de papier plaintives s’enfuyaient. Les fenêtres s’ouvraient comme des bouches. Elles vomissaient leur haine. On entendait les employés rire. Les responsables hurlaient de désespoir.
Le bonheur tout entier m’envahit. Je me sentais enfin libre et heureuse. Je hurlais de plaisir.
Merci de vos commentaires. Je cherche toujours l'image qui reflète un sentiment. Le texte est long Albatros et contente que tu l'ai lu jusque la fin. Je trouve aussi dans vos écritures une autre façon de s'exprimer, alors j'ai plaisir à vous lire aussi.
· Il y a presque 12 ans ·vaureal
belle révolution de papier et superbe métaphore, la libération par le travail est un leurre, cadre en retraite j'ai participet au développement des nouvelles techniques de mabagement et j'ai combattu ces horreurs contre la conscience humaine les cadres trentenaires et suivants n'ont aucune humanité, déconectés de la réalité ils foncent dans la manipulation mentale sans même s'en rendre compte , c'est un de mes thèmes recurrents et je n'ai pas pensé à le traiter sous cet angle , bravo une réussite parfaite
· Il y a presque 12 ans ·franek
Texte relatant de la realite que je vis, felicitation pour l ecriture et merci pour la fin
· Il y a presque 12 ans ·Sylvie Palados
Un hurlement libératieur qui est amené ici par une écriture élégante.
· Il y a presque 12 ans ·carmen-p
J'ai lu du début jusqu'à la fin...Me connaissant c'est rare ! lol Une vraie romancière..Agréable de lire de temps en temps des textes de qualité comme le vôtre. J'attends le prochain ...Oui ? 'L'homme est un loup pour l'homme' Faites moi encore voyager..
· Il y a presque 12 ans ·albatros