Le naufrage des légendes

hel

Aurèle parle, et de sa bouche toujours il coule des légendes. Avant, quand je ne l'écoutais pas, l'écoutais à moitié, que je partais en pensées et en divagations un peu ailleurs et puis un peu plus loin et plus loin encore, alors Aurèle pouvait se fâcher, se fâcher vraiment, et s'éclipser comme ça pour un rien. Ne plus m'adresser la parole pendant des jours. Des jours pour de vrai, sans le moindre mot ni même un regard. Des jours de silence tristes et pesants. Alors depuis j'écoute, mot à mot, goutte à goutte qui s'écoulent de la bouche d'Aurèle, je bois ses légendes, ses histoires inventées rêvées et toutes les sornettes que sa grand-mère lui transmet et dont Aurèle se repait avant de me les transmettre à son tour. Parce que si quelque chose lui arrivait, elle m'a désigné pour prendre sa place et devenir à mon tour l'oreille de la vieille et que non le lien de sang n'avait rien à voir, c'était autre chose, et plus moyen d'y échapper, que je serais celui qui porte le savoir et qui remplacerait aussi la vieille, pour le bon ordre des choses, si à son tour il lui arrivait quelque chose.

La grand-mère d'Aurèle est sorcière. Tout le monde la craint et la respecte. C'est l'ainée qui sait et fait ce qu'il y a à faire pour que le monde des vivants tourne comme il doit, elle qui chasse les mauvais esprits, baptise les nouveau-nés, endort les morts, purifie les baraques, donne les remèdes pour les bébés et l'amour et toutes les choses comme ça. Le plus dur, c'est quand un mort s'en vient, parce qu'avec les jeunes maintenant qui ne fichent plus rien et veulent récupérer les biens de leurs anciens, alors ça complique tout. La grand-mère d'Aurèle elle se poste bien devant eux, avec ses yeux noirs perçants qu'elle ne baisse pas, elle veille à la tradition et c'est elle qui brûle la baraque du mort et tous ces biens avec, content pas content. Parce que c'est ainsi que se doit être, et les choses à leur place.

Forcément avec une grand-mère pareille, Aurèle, elle avait déjà le terrain préparé, alors faut pas s'étonner de ses lubies et de ses façons comme ma mère dit.

Il y a une semaine, il est venu le maire, et tout le gratin, en costume, des alentours, des oiseaux de malheur, tout le monde a dit, parce qu'ils ont décidé qu'on devait partir, que le terrain était dangereux avec les grandes montagnes dont une qui s'effrite, et que de toute façon le camp maintenant il était trop petit, en surpopulation, et les conditions d'hygiène, et pour les enfants, non vraiment fallait être inconscient ou fada, et qu'avec ses responsabilités, si un drame arrivait... ils sont venus comme ça, de but en blanc sans s'annoncer, dire, en restant à la toute limite du camp. Ils ne sont pas rentrés, avec leurs têtes comme dégoutés, ils sont restées au bord, au plus loin, et on voyait ceux de derrière pointer des choses et secouer la tête vers le sol, et d'autres se tenir plus encore derrière comme prêts à détaler, même si y'avait toute la bleusaille en renfort parce que les hommes de chez nous, eux ils ont plutôt tendance à parler avec les mains  d'abord pour se faire bien comprendre. Mais là qu'on ne s'y'attendait pas, que l'on vit ici depuis que les pères des pères de nos pères  s'y sont installés, c'était un peu de cris mais du silence blanc surtout, et peut-être que personne y croyait vraiment, mais à la fin la grand-mère d'Aurèle est quand même passée devant et à tout le gratin et sur le maire en premier elle a jeté l'œil, et l'impuissance, l'infortune,  le malheur en amour et je ne sais quoi encore tellement elle en a dit, si jamais qu'ils s'avisaient d'essayer de nous chasser.

Après elle s'est enfermée dans sa baraque deux jours sans sortir, tout fermé, sans ouvrir ni recevoir personne, pas même Aurèle que ça a rendu malade à lui fermer la bouche pendant deux jours pareils et que c'est à peine si sa mère est arrivée à la faire boire ou manger et  encore pire pour la faire rentrer pour le coucher. Qu'elle l'aurait laissé faire, elle serait restée pareil qu'au chien de l'oncle Henri qui boit jusqu'à plus soif et s'endort n'importe où après, le chien toujours à ses pieds, ou devant la porte de sa baraque les rares fois où l'oncle arrive encore à l'atteindre. Je suis resté à côté d'Aurèle, parce que quelque chose me disait que c'était pareil qu'avec les légendes, et que si je  faisais pas ce qu'il fallait, elle se serait fâchée comme ça, comme quand je ne l'écoutais pas vraiment mais un  peu quand même, tout en partant ailleurs.

Avec toutes ces histoires, ils ont arrêté de ramasser les ordures, et ils ont même coupé l'eau et le courant, mais ça c'est pas si grave que les ordures, parce qu'on trouve toujours quelque part à se brancher, mais les ordures, il  a commencé à y avoir les odeurs, et des bestioles.

Et au bout d'une semaine, finalement, la veille elle nous a pris Aurèle et moi entre quatre yeux, et si on était parés à faire ce qu'il fallait, et qu'on allait partir tout là-haut, sur la montagne, un endroit un peu spécial, et que tout le long on devrait ni boire, ni manger ni parler. Quand j'ai dit à ma mère, elle m'en a retourné une pour commencer, ensuite elle a répété à mon père qui m'en a donné une deuxième pour la suite, et enfin ils ont demandé tous les deux au Bon Dieu, pourquoi il fallait que je sois comme je suis, et que je me sois entichée de la seule bien fadasse à des kilomètres à la ronde, cuite de chez cuite, et que la vieille allait voir ce qu'elle allait voir si elle croyait pouvoir tout se permettre, et embringuer des gamins comme ça on ne sait où. Après mon père m'en a mis une deuxième et il a dit que c'était parce que maman était « grosse » et que dans son état c'était pas bon de se faire les sangs, et que je l'avais pas volé. Pourtant quand la vieille est venue avec Aurèle, me chercher le lendemain à l'aube, ils ont rien dit du tout, pas un mot, ni protesté ni rien, mais ça aussi c'est sûrement parce que maman est « grosse » et qu'on sait pas tout ce qu'elle peut faire la vieille si on la met en colère.

On est parti comme la grand-mère d'Aurèle nous avait dit, sans parler, sans même s'arrêter, même que ça grimpait comme ça, et ni boire ou quoi. Aurèle, ça se voyait qu'elle en bavait, et  sans s'arrêter parfois elle sautillait le temps de s'écorcher des ongles les mollets et le dessus des pieds plein de piqûres à cause que l'hygiène se détériore et que maintenant on a des puces de planchers, car les bêtes vont et viennent des tas d'ordures qui s'amoncellent fouiner dedans, et ramène la vermine dans les baraques, et les petits gosses qu'on laisse aller comme ils veulent,  tout pareil.  J'ai pris la main d'Aurèle pour lui faire penser à autre chose et l'empêcher un peu, mais pas que. On a monté sous le soleil haut, et une fois que se dessinait le plateau de la vierge, il a commencé à s'amonceler tout un tas de nuages comme un gros amas de coton. Arrivé où l'on devait, la vieille a fait ses choses au pied de la vierge, et on a du prier devant, et la vieille a dit après qu'on pouvait parler et boire et manger et elle a tout sortit du gros sac qu'elle avait porté sur son dos tout le chemin, alors j'ai commencé à y croire, à ses histoires et ses légendes,  à ses pouvoirs, parce que si vieille que la vieille soit, elle avait fait tout le chemin devant, sans souffler, avec ce gros poids sur son dos, et que même maman, qui quand elle est pas "grosse" est une costaude et une rude à la tâche, je suis pas certain qu'elle pourrait. Surtout sans rien dire.

On devait passer la nuit là, parce qu'au matin il y avait encore un rituel à accomplir avant que le soleil se lève, et la vieille s'est couchée de suite et endormie comme ça, pof, d'un coup. Avec Aurèle on s'est mis à tisser de nouvelles légendes ensemble, de quand on allait redescendre, et que le maire il aurait perdu toutes ses dents et tous ses cheveux, et qu'à quatre pattes il reviendrait prendre ses mots et ses menaces, et supplier la vieille ou encore agrandir les camps et même offrir des baraques neuves. Après on s'est endormis. La grand-mère d'Aurèle, elle a dû faire son rituel toute seule, parce que quand on a rouvert les yeux, le soleil avait remonté, haut comme la veille et on est redescendu aussi sec. La descente ça va toujours plus vite, alors ça a pris moins long, au début on a rien vu de changé, tout pareil que quand on était partis, mais plus on approchait, plus ça paraissait silencieux, et puis personne nulle part, juste les baraques, tous les volets tirés, des bêtes, mais pas tant  qu'à l'habitude, un peu hébétées toujours dans les tas d'ordures.

Après on a vu les scellés, et les grosses roches qu'avaient dû être amenées par des machines pour barrer l'accès et on a compris. Tout vidé, tous partis.

C'est à Aurèle que ça a fait le plus, je crois, même si on a tremblé et été ahuris tous les trois pareils, mais Aurèle, toute blanche elle a fixé la vieille d'un regard différent, et juste après ça lui a fait comme des torrents qui coulaient des yeux, et c'était pas que des larmes, ça non, dedans y'avait toute les légendes en tourbillon et puis sa confiance inébranlable en la vieille qui s'en allait comme ça dégouliner jusque dans la terre qui était même plus la nôtre, qui l'avait jamais été quoiqu'on en dise.

  • Superbe !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • :)
      Merci !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Complexe effectivement !! Les papiers c'est lourd de chez lourd ... tu vas y arriver !!

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

  • Pour une fois, je t'accorde des circonstances atténuantes :) !! Je compatis .. .cela était mon cas, il y a deux ans !! les cartons un vrai bonheur, un peu galère quand même !! Perso je suis à trente minutes de la mer :) !! tu t'en approches ....bon courage à toi et au plaisir de te lire

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • ahlalala oui les papiers surtout, moi qui ait horreur de ça, c'est limite s'il ne faut pas donner des empreintes digitales maintenant pour avoir un chez soi, quoique les empreintes ça irait plus vite, les cartons ça va presque être du bonheur à côté, 45 min pour ma part, mon idéal étant les pieds dedans, je le touche pas encore mais je m'en rapproche

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Tiens la chipie est de retour :) !! et tu as le don de nous embarquer à chaque fois avec tes histoires magnifiques et ton style qui n'appartient qu'à Hel, vraiment bravo à toi !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • Oui mais là, la chipie a de supères bonnes excuses, si, si, je déménage à 275 kilomètres, un peu plus près de la mer ♥, pas encore assez mais presque, alors c'est tout un bazar de démarches et encore des papiers et bientôt les cartons droit devant et tout ça, j'aimerais mieux écrire et passer de chouettes moments de glandouille derrière mon écran :)
      Merci beaucoup pour ta lecture en tout cas, et contente que cela t'ai plu.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Magnifique !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

    • Merci :)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Superbe Hel. comme toujours. Et universel. on a tous grandi avec une légende qui a fait naufrage comme on grandissait. et ça fait toujours mal, même si c'est pas une sorcière.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Merci beaucoup pour ta lecture et d'être passée par là dire, et oui y'a un paquet de trucs qui font naufrage au fil du temps, arriver à se ménager des légendes intactes c'est tout le défit :)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Y a plein de qualités à tes textes, mais je crois que la plus grande c'est que tu racontes des histoires que seule toi pouvait raconter! Et ce titre!

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Boat lake night reflection stars

    austylonoir

    • merci, grand, ça fait plaisir, j'ai pas trop de mérite pour le titre si ce n'est d'avoir changé un mot un mot de la contrainte pour lequel je l'ai écrit hé hé

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Avat

      hel

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