LE PEUPLE
valy-bleuette
LE PEUPLE
Il était un peuple, vivant au milieu d’une forêt. C’était un peuple simple.
A sa tête, un Chef. Aux côtés du Chef, un Sage. Le Chef changeait à chaque nouvelle lune. Les hommes passaient du stade d’enfant à celui d’adulte en devenant Chef. Le cycle de la succession s’établissait sans problème. Le Chef décidait des jours de chasse et des jours de fête. Le Sage célébrait les dépucelages, les naissances, les morts. Quand le Sage viendrait à s'éteindre, le peuple absorberait la potion qui mène aux anciens. Celui qui parviendrait à communiquer avec eux deviendrait le nouveau Sage.
Une fois dépucelés, hommes et femmes s’accouplaient avec qui bon leur semblait. Ce n’était pas sauvagerie mais liberté.
Car ce peuple était libre. Heureux, florissant dans sa simplicité. Il ignorait le malheur.
Un orage était signe de pluie, la pluie assurant une végétation plus belle. Un décès signifiait qu’une naissance ne tarderait pas. Les malades étaient rares car le climat plutôt bon.
Une nuit comme les autres. Le peuple dort dans les cahutes.
Un éclair aveuglant et un bruit de tonnerre. Le Sage sort. Il hume l’air. Détecte une odeur de brûlé.
Le peuple connaît le feu depuis des générations. Le Sage trouve que cette émanation-là est particulière. Le Chef, suivi de tout le peuple réveillé, rejoint le Sage dans la nuit.
Dans leur langue ils parlementent. Ils décident de se diriger vers cette lueur orange qu’on perçoit au loin. Ils marchent serrés, flanc contre flanc, pressés par la curiosité et l'inquiétude.
Une pluie violente s’est mise à tomber. Dans ce noir trempé, un grand brasier. Ils attendent que l’eau du ciel éteigne ce foyer. La pluie s’arrête, le feu est éteint. Le peuple se tient en rond, il regarde, immobile et attentif.
L’aube se lève.
Les flammes ont laissé place à une masse informe, torturée. Noire comme la nuit, grise comme la pierre. Un gros trou dans les arbres signifie que la chose est tombée du haut.
Les hommes se tournent vers le Chef, le Chef vers le Sage.
Le Sage réfléchit. Il ne sait pas.
Deux hommes du peuple poussent de grands cris. Ils viennent de repérer un individu, près de la masse. Il est mort. Un de ses bras a disparu et son visage est brûlé. Il porte de drôles de pelures sur le corps.
Puis le peuple découvre un autre individu. Il geint celui-là.
Le Chef lève le poing pour calmer son peuple. Il ordonne aux hommes de porter le blessé au village.
Le Sage suit le mouvement. Il réfléchit toujours. Troublé. D’où viennent ces étrangers? Du ciel, oui, mais de quel endroit derrière les nuages? Et combien sont-ils à vivre là-bas?
Le jour est complètement levé. Le Sage doit soigner le blessé. C’est son rôle de préserver la vie.
Tout le peuple est autour. Le Sage a allongé l’homme sur un lit de mousse. Il l’a dénudé et recouvert de boue. Il lui a fait avaler une préparation de vie.
Le peuple observe l’homme inconscient. Comme eux, il a la peau mât. Mais il est grand et mou, leur opposé. Ses cheveux sont taillés très courts.
Les femmes s’approchent, touchent le curieux visage. Les enfants font de même.
L’homme soulève les paupières. Le peuple recule. Les yeux sont transparents comme la rivière.
Le Sage pense qu’il est aveugle, il sait que cela est possible. Il passe une main devant ce regard clair. L’homme sursaute et fronce les sourcils. Puis il regarde autour de lui. Des sons étranges sortent de sa bouche. Le peuple recule.
Le Sage réfléchit toujours. D’où vient cet individu?
Quelques jours plus tard. L’homme venu d’ailleurs est guéri. Il marche un peu. Il essaie de communiquer avec le peuple.
Ce soir c’est la fête. La nouvelle lune annonce le changement de Chef.
L’homme venu d’ailleurs sent que le Sage est le plus apte à le comprendre. Il passe de longs moments avec lui. Sur le sol, avec un bâton, il explique.
Le Sage comprend qu’un autre monde existe. Loin. Des peuples y vivent. Des peuples capables de se déplacer dans le ciel. Des peuples qui revêtent leurs corps de pelures pour se protéger.
L’étranger veut se rendre à son engin volant.
Il voit que son compagnon mort a été recouvert de grosses pierres par le peuple. Il témoigne un vif contentement mais il pleure aussi. Le peuple ne comprend pas pourquoi.
L’homme pénètre dans le tas gris et dur qui ne volera plus. Il ressort avec des sacs presque intacts.
Il fouille à l’intérieur et extirpe quelque chose. Il dit « C’est un livre. » Le peuple se passe le livre de main en main. Il voit des images dedans. Images de constructions étranges dans lesquelles les peuples vivent. Images d’hommes de différentes teintes de peau, de cheveux aussi, couleur or comme le soleil ou mordorée comme les feuilles d’automne.
Le peuple tape des mains, ravi. Il jacasse d’excitation. Il oublie la célébration du soir. Le Sage commence à se sentir inquiet.
La fête bat son plein. Le nouveau Chef a été désigné par le Sage. Il arbore fièrement sa couronne de fleurs. L’étranger paraît heureux. Il danse avec le peuple. De temps en temps, il griffonne des choses sur un petit livret.
Le Sage l’observe, observe son peuple. Ses vieilles jambes lui font mal. Il se sent comme une bête blessée.
Après la cérémonie, la pleine lune éclaire les hommes et les femmes qui s’accouplent sur l’herbe. Deux femmes se font honorer par l’étranger.
Le temps passe. L’étranger veut apprendre le dialecte du peuple. Il a du mal mais s’applique. Lui parle dans sa langue aux enfants. Rieurs, les petits traversent le village en hurlant « Bonjour, au-revoir, j’ai faim ! ».
Le temps passe encore. Un jour de chasse, le Sage demeure seul au village avec les femmes. L’une d’elle est devenue la compagne de l’étranger. Le Sage la regarde. Elle est devenue étrangère. Elle porte une parure qui lui recouvre tout le corps. Les autres femmes envient cette parure, elles en deviennent nerveuses.
La femme vêtue s’approche du Sage. Elle annonce fièrement qu’elle attend un enfant. Un enfant étranger.
Les festivités de la chasse sont terminées. Le peuple dort ou s’accouple.
L’étranger s’assoit aux côtés du Sage, près du feu. Il explique doucement qu’il veut regagner son monde. Mais il ignore dans quelle direction il doit partir. Il a besoin d’aide.
Il voudrait quelques hommes du peuple pour l’accompagner dans ce voyage. Ensuite il reviendra, en compagnie d’étrangers de sa race. Il est excité en parlant. Le Sage plonge son regard dans ces yeux clairs et y trouve une grande lueur d’exaltation. Il se demande d’où vient cette lumière.
Il dit à l’étranger d’aller se reposer. Il doit réfléchir.
L’étranger se retire dans la cahute qu’il a construite pour lui et sa compagne.
Le Sage interroge les étoiles, derrière le feuillage des arbres. Une légère brise se lève. Des animaux se parlent dans la nuit.
Le Sage imagine un autre monde. Un monde où le sien n’aurait plus raison d’être. Un peuple qui ne se déplacerait plus qu’en engin volant, qui n’irait plus chasser dans la forêt. Un ensemble d’hommes indénombrables, comprenant de multiples chefs. Les Sages ne pourraient plus de faire entendre.
Le Sage imagine et tremble.
Il se lève avec peine. Il a mal dans son corps. Il se glisse comme un courant d’air dans la case de l’étranger. C’est étrange de voir cet homme et cette femme dormir ensemble, isolés des autres.
Le Sage saisit le couperet en silex accrochés à sa taille et égorge les deux dormeurs. Le sang coule sur ses mains.
Il ressort. Il regarde le ciel et respire le sang sur ses mains. Le sang de deux vies, trois si l’on songe à l’enfant dans le ventre de la femme.
Le Sage sait qu’il vient de se rendre coupable d’un crime impardonnable. Il prend peur. Des gouttelettes de sueur perlent à ses tempes. Il ne sait plus. La notion d’un avenir sans issu l’envahit et cette sensation de menace emplit sa bouche d’une salive amère. La réalité des choses coule entre ses doigts comme du sable fin. La crainte qu'il soit impossible de faire face, de se battre.
L’aube va se montrer.
En boitant, le Sage se dirige vers l’épave volante. Il met longtemps à y arriver. Il se glisse à l’intérieur de cette masse dure et insolite, construite par des étrangers.
Il s’assoie contre cette froideur. Le contact le fait frissonner. Il ferme les yeux.
Il pense aux deux corps sans vie, baignant dans leur sang, que le peuple découvrira, terrifié, au réveil.
Le Sage songe qu’il aurait dû brûler les livres de l’étranger et tuer toutes les femmes susceptibles de porter un enfant de lui.
Mais cela aurait-il suffit?
Le Sage se demande s’il n’a pas eu tort. C’est un sentiment nouveau. L’étranger a apporté au peuple des idées de changements.
N’est-il pas trop tard?
Par une crevure dans une plaque grise, le Sage entrevoit le jour au dessus de sa tête. Enfermé dans cette coque dure, il sait ce qui lui reste à faire.
D’un geste précis, il incise l’un de ses poignets avec son couperet. La vie s’évade de lui en bouillonnant et il se sent mieux.
Il pense qu’il a donné à son peuple une dernière chance. Infime.
Peut-être qu’aucun autre engin volant ne tombera plus jamais ici. Le peuple finira par oublier qu’il existe un autre monde, d’autres peuples vivants derrière les montagnes.
Encouragé par cette idée, le Sage se persuade d’avoir agi au mieux. Cette certitude le rassure.
Le sang ralentit sa course dans ses veines. Une légèreté bienfaisante l’envahit.
Avant de partir rejoindre tous les anciens du peuple dans le ciel, bien après la cime des arbres, plus haut qu’aucun engin ne pourra jamais monter, le Sage repère un panneau devant lui, plaqué sur une tôle, épargné par le feu.
C’est un rond rouge vif, coupé en deux par une bande blanche. Un emblème important pour les étrangers ?
Le Sage renonce à comprendre le sens de ce dessin. Il se demande encore s’il a bien agi pour son peuple. Il ferme les yeux.
Puis il cesse de réfléchir.
Très belle nouvelle ! bravo !
· Il y a environ 13 ans ·Edwige Devillebichot