LE POINT DE NON-RETOUR (1)
matt-anasazi
LE POINT DE NON-RETOUR
« Lors de l’autopsie, chaque détail comptera pour l’élucidation du mystère que constitue la mort du patient sur la table. C’est un examen médical comme tout ceux que vous avez pratiqué. »
Le docteur Phillips persistait chaque année à assimiler l’autopsie à une simple examen. Personnellement, je me sentirai mieux quand notre stage sera terminé. La compagnie des morts ne m’avait jamais enthousiasmé et le décès de mes grands-parents pendant ma troisième année de médecine n’a rien arrangé. Je me rappellerai toujours leur figure de marbre, immuablement figé par les soins du thanatopracteur. Alors même que la douceur, la joie et le sourire se lisaient en permanence sur leurs visages. Depuis, la mort est associée au visage mortuaire et l’idée de me confronter au masque immobile d’un individu qui, parfois l’instant d’avant, respirait, bougeait et était animé me … glaçait.
A l’inverse, mon comparse, Douglas Winston, notait avidement les explications de Phillips. Son regard enfiévré, je le reconnaissais sans peine. C’est de cette façon que j’avais fait sa connaissance à la fac : il en pinçait pour ma cousine Dalhia et en nous voyant traîner ensemble, sa seule possibilité de lui parler passait par moi. Il avait ce côté excessif : dès qu’un sujet le passionnait, il ne pouvait masquer son intérêt. Ce fut d’ailleurs ce qui fit fuir Dalhia ! Mais nous avions sympathisé et nous faisions un tandem qui surprenait la gente féminine : Sam et Doug, le cérébral et l’impulsif.
Le corps lavé, l’eau s’écoulait dans le caisson sous le cadavre. « Récupérer l’eau de lavage nous renseigne sur les lieux de la mort grâce aux pollens et aux poussières. » Puis Phillips se lança dans l’examen post mortem du corps à la recherche de la moindre marque, tache de sang, rougeur, ecchymose. Mais une fois l’extérieur observé, il fallait en passer par l’analyse interne, à grand renfort de cisailles géantes, de scalpels sanguinolents et de pesée d’organes. Claquements des dents de métal, mouvements des os et de la peau, rougeoiements…
Je me raccrochais à mon calepin pour ne pas réaliser ce que faisait le médecin légiste. Sinon je me sentirais mal ! La vue du sang ne me dérange pas mais la proximité, la fixité de la mort reste une angoisse infinie. Et le pire pour moi était de comprendre la fascination quasiment scientifique de Doug pour l’autopsie. De la fin de la séance, je ne retins que ce que je redoutais : le travail en binôme pour une autopsie la semaine prochaine. Doug s’était porté volontaire pour présenter avec moi la première autopsie. Au moins, cette torture se ferait en compagnie de quelqu’un de confiance !
Le mardi suivant, Doug et moi, nous nous sommes retrouvés dans la salle d’autopsie en tête-à-tête avec Sue Ann Moore… ou du moins sa dépouille ! La difficulté de l’exercice était de donner des éléments observés sur la victime permettant de deviner la cause de la mort que connaissait Dr Phillips. Cette fois, pas d’échappatoire : il fallait l’examiner centimètre par centimètre, organe par organe. Le temps de prendre une grande respiration, de faire abstraction de la présence de la mort devant mes yeux… et je vis Douglas en train de laver consciencieusement le corps. Cette faculté de foncer, de se mobiliser corps et âme vers un seul but m’avait toujours impressionné. Je me rappellais comment il s’était pris de passion pour les maquettes au point d’y consacrer tout son temps libre pendant la quatrième année. A l’inverse, je n’arrivais pas à m’investir autant : je restais en marge, à me demander si c’était raisonnable, utile, indispensable et autres questions invraisemblables. Je me suis approché pour l’aider pour l’examen externe. Pas de marque spécifique sur le corps, de rougeurs. Mais la peau de la bouche et de certaines parties du visage prenait une légère couleur bleuie, semblant indiquer une asphyxie par suffocation. En l’absence de marques ou de lacérations au niveau du cou, de prime abord la strangulation était écartée. Les causes du décès ne se révéleraient que par un examen clinique interne.
« Après avoir effectué l’observation externe du corps de la victime, Douglas Winston et moi, Samuel Fillmore, nous apprêtons à pratiquer l’incision initiale.
- Bon, je me colle à la cisaille, ajouta Doug, souriant négligemment.
- Eh, Dougie, on est en cours et j’enregistre, lui ai-je glissé, les dents serrés.
- Ok, ok. »
J’ai déposé le dictaphone et commencé à tracer les lignes en Y sur la poitrine dénudée. Dire qu’il y a peu cette poitrine se soulevait au rythme de sa respiration… et surement de sentiments également.
« Allo, la lune, tu reviens avec nous ?
- Désolé, je pensais que cette fille était vivante ce matin encore… et maintenant, on parle de corps, de dépouille et de cadavre !
- Ouais, je sais. Mystère de la nature comme la cause de sa mort. » Doug avait pris son air désolé de circonstances. A vrai dire, j’ai toujours eu l’impression qu’il se fichait de tout. Par moments, j’en arrivais à souhaiter qu’il soit confronté à des réalités qui lui mette un peu de plomb dans la tête.
Doug attrape un scalpel et commence l’incision de la cage thoracique. Au bout de quelques secondes, il s’arrête et lève vers moi un regard étrange.
« Dis, Sam, j’ai senti comme une vibration pendant l’incision. » Sa voix a marqué un temps d’arrêt ; j’ai ressenti comme une pointe d’inquiétude.
« C’est normal, la peau bouge au moment de l’incision. Qui plus est, le début du travail de décomposition peut expliquer ses mouvements de la peau.
- Oui, tu dois avoir raison, acquiesça-t-il. Je suis plus nerveux qu’il n’y paraît. » Il me fit un pâle sourire et se remit à trancher la peau. Au moment de rabattre la peau du thorax sur le crâne, il me fit un petit clin d’œil pour me rassurer.
« La cavité thoracique ne présente aucune lésion visible, ni aucune écoulement sanguin notable. Ce qui corrobore l’observation des tissus cutanés exempts de toute ecchymoses. Mon collègue va à présent ouvrir la cage thoracique pour un examen approfondi des tissus des organes internes. En effet, nous suspectons l’asphyxie comme cause du décès. »
Chacun de nous avons saisi un costotome. Je n’ai pas tenu de sécateur depuis mes dix ans quand j’aidais mes parents à tailler la haie… et là, c’est des côtes humaines que je dois couper ! Mes mains se cramponnent au métal froid. Doug marque lui aussi un temps d’arrêt. Allez, mec, on y va !, semble-t-il dire. Les lames se sont glissées entre les deux premières côtes de part et d’autre du sternum. Compte à rebours mental en rythme et nous pressons les manches en même temps. Je sers les dents pour ne pas tressaillir au craquement qui remplit l’air. Doug transpire à mort lui aussi. Respiration et on passe à la suivante. Cependant, à la troisième côte coupée, Doug se redresse, l’air hagard.
« Y a un truc qui va pas. Je sens des secousses à chaque fois que je coupe une côte. C’est pas normal !
- Arrête, c’est pas un steak haché. Tu sais très bien que les organes bougent. Evident que tu vas sentir des sensations de secousses.
- Non, c’est pas ça ! » Son regard noir brillait. La sueur sur son front, la panique dans sa voix, tout ça n’annonçait rien de bon.
« Ecoute, je comprends, on est à cran. C’est la première fois que nous pratiquons une autopsie. Je vais la finir pour toi. Ca te va ? » Au moment où les mots ont franchi mes lèvres, je les regrettais déjà mais trop tard pour reculer. J’ai vu Doug acquiescer et me remercier du regard. Je m’accrochais à ma volonté, les doigts bien enfoncés sur le manche du costotome. Pendant les minutes qui suivirent, je n’ai fait attention à rien d’autre qu’à mes gestes, à leur précision et à l’exécution de la coupe la plus nette possible. J’ai eu l’impression du coin de l’œil que Doug continuait à s’agiter mais j’étais trop concentré pour m’arrêter. Une fois la cage thoracique dégagée, j’ai attrapé le sternum et soulevé la moitié de cage coupée pour la déposer sur le bac à ma gauche.
C’est à ce moment que mon regard croisa celui de Doug. Il avait l’air terrifié. Mais sa panique dépassait tout ce que j’avais pu voir, chez lui comme ailleurs. Ses yeux étaient tellement agrandis d’horreur que la pupille occupait tout le reste de l’œil, son front dégoulinait littéralement de sueur et ses gestes affolés trahissait d’ultimes efforts pour ne pas s’enfuir de la salle. Avant de reprendre le dictaphone, je me rapprochai de Doug. Le contact de ma main sur son épaule sembla le réveiller et le sortir de sa terreur.
« Ca va mieux, Sam, souffla-t-il, en s’épongeant le front. Un petite crise de panique.. mais c’est passé.
- Sur, Dougie ?
- Hmm hmm ! »
Je saisis le dictaphone pour terminer le compte-rendu de l’autopsie.
« Nous sommes arrivés à la conclusion que cette jeune femme est morte par asphyxie causée par noyade. L’indice le plus probant est la présence d’eau dans certaines cavités pulmonaires. En effet, la peau du visage cyanosée indiquait clairement la mort par hypoxie mais la cause exacte de ce manque d’oxygène restait à déterminer. » Je posai le dictaphone, lançai un regard à Doug. Ca allait. Regard à l’assistance : les étudiants étaient admiratifs devant les « courageux », certains pensaient « suicidaires », à passer devant le boss en premier. Le docteur Phillips fit la moue.
« Conclusion correcte mais entre les pétéchies oculaires, la présence de sang dans la cavité pulmonaire – l’extravasation de sang, messieurs ! –, votre diagnostic est léger, asséna « le Boss », avec cet air d’évidence qui fit bouillir Doug. Vous n’avez qu’un mérite, être passés les premiers ! » Les gloussements que les remarques acides avaient fait naître se turent dans un silence gêné. L’ombre imposante se retourna et repartit vers le fond de la salle pour continuer son cours. Je me sentis écartelé entre l’envie de tout plaquer sous le poids de l’humiliation ou une certaine fierté d’avoir réussi à arracher un « compliment » à Phillips.
Doug ne lâcha plus un mot, ni au sujet de son instant de panique, ni sur l’attitude hautaine de Phillips. Je le vis quitter la salle sitôt l’autopsie professorale terminée. J’eus une drôle de sensation en apercevant sa mine fermée dans l’encadrement de la porte.
Le philosophe qui laisse le temps être celui qui n'a aucune emprise sur lui, situe la mort après bien des observations, comme la concrétisation de ce que notre mère nature, réserve à tout être ayant respiré sa foi, son oxygène. Une autopsie livre le pourquoi du comment du parce que, sans jamais livrer les bénéfices de la vie, éternelle. La nature d'un bistouri, bien que très éloignée d'une plume, a besoin d'une page blanche, comme tout être humain a besoin que son paradis signe son destin. Le poète, suite à la découverte de ton texte, rajoute qu'il serait à ton avantage, de nous faire subir un temps mieux défini. Bienvenue dans le monde des accoucheurs de songes, tendresse, Dimir-na.
· Il y a environ 11 ans ·dimir-na
Oh, j'ai regardé des séries policières (trop) et me suis (un peu) renseigné sur les ustensiles nécessaires pour l'autopsie !
· Il y a environ 11 ans ·Pour répondre à ta question : oui, c'est fait exprès. C'est la "joie" du récit à la première personne qui me pousse à utiliser le présent de narration pour rendre plus "vivant" (pardon pour le jeu de mot douteux !)
matt-anasazi
Eh bien ! On dirait que t'as pratiqué des autopsies tous les jours, dis-donc ! Combien d'heures de recherche pour un sujet comme ça ? Cela dit... c'est fait exprès les passages intempestifs du passé au présent dans la narration ? Moi ça me choque à chaque fois mais y'a p'tet une explication littéraire à ça ^^
· Il y a environ 11 ans ·octobell
Oulala ! Faut pas que je me fasse prendre en flag' par mes élèves ! Merci pour tes remarques mais envoyer en MP ?
· Il y a environ 11 ans ·matt-anasazi
la mort du patient sur la table. Ce n'est pas un patient où alors cela reviendrait à dire que c'est une mort suite à des soins... victime serait peut-être plus appropriée.
· Il y a environ 11 ans ·immuablement figé : figée, s'accorde avec figure...
nous faisions un tandem : nous formions évitera la répétition de "faire" qui affaiblit le texte.
tache de sang : impossible, car le corps vient d'être lavé à grande eau
Bon j'arrête-là mes commentaires, sinon je vais me faire battre ! Si tu as besoin d'être commenté, envoie-moi ton texte en MP.
brune-el
Merci, Rafi !
· Il y a environ 11 ans ·matt-anasazi
Wow ça me plaît beaucoup cette entrée en matière ! J'aime comme tu plantes le décor, comme tu laisses planer le doute et les peurs des personnages, ça liasse plusieurs pistes de suite...
· Il y a environ 11 ans ·J'ai hâte d'en lire plus !!
rafistoleuse