LE POINT DE NON-RETOUR (3)
matt-anasazi
Encore une semaine où Doug a joué à l’homme invisible. Rien à faire pour le contacter, le voir, même l’attraper. Je m’apprêtais à n’avoir aucune nouvelle de lui quand il m’appela sur mon portable. Je décrochai à la troisième sonnerie :
« Doug, qu’est-ce qui se passe encore ?
- Sam, vite, il faut que tu viennes à l’adresse que je vais t’envoyer par sms. Eeeeh, non, ne… » Les sons s’assourdirent et l’appel était terminé. Pas assez d’explications pour savoir ce qu’il lui arrivait, mais bien assez de sons distordus et de bizarreries pour m’inquiéter. Dans quel drôle de pétrin s’était-il fourré depuis cette maudite autopsie ?
Je me suis précipité hors de la chambre. Pendant que je descendais l’escalier, je reçus le sms et la localisation GPS m’indiqua un garde-meuble perdu en plein Bronx. Non seulement je me demandais ce qui avait amené Doug à se retrouver là, mais les bruits indistincts, la voix terrorisée de Doug, sa précipitation à couvrir le téléphone et masquer le bruit accentuèrent la peur qui me broyait les tripes depuis quelques minutes. Je partis en chasse d’un taxi que je finis par attraper après dix minutes de recherche.
J’arrivai devant un immeuble aux briques rouges à l’apparence miteuse. Plutôt ramassé par rapport aux autres immeubles d’habitation des environs, son architecture début XXème siècle le plaçait comme un des plus anciens du quartier. Malgré sa façade travaillée, il tombait en ruines, comme en témoignait les gonds rouillés, les fenêtres crasseuses et les angles de mur érodés. L’exemple même de la déliquescence du quartier, florissant dans un lointain passé.
Je vis une porte lourde à laquelle je m’empressai de tambouriner. Au bout de quelques secondes, Doug la fit légèrement coulisser. La première impression que j’ai eu en le voyant fut le soulagement : je m’attendais à vois surgir une mine ahurie, hagarde ou terrorisée et c’est un Doug souriant qui vint m’ouvrir. Une fois la porte franchie, je regardai plus attentivement mon ami et là, je remarquai son teint terreux, ses cernes plus que prononcées qui barraient ses joues, ses yeux rougis par le manque de sommeil. Il avait veillé à de nombreuses reprises, plus encore que de coutume, alors même que veiller faisait partie de notre quotidien d’étudiant et d’interne ! Je ne pus m’empêcher de m’inquiéter sérieusement sur ses facultés après une telle accumulation de nuits blanches.
Il m’entraîna dans la salle principale. Un hangar, un garage jadis à en juger par les traces d’huile tenaces malgré les nettoyages, emplissait l’espace sous mes yeux. Les box garde-meubles garnissaient le fond de la salle mais ce qui me terrifiait se trouvait devant moi. Tout l’espace central de chargement avait été transformé en centre de chirurgie, de réanimation d’urgence et en laboratoire. Une table d’autopsie recouverte d’une lampe scialytique se trouvait à trois mètres d’eux. A droite de la table, une étagère où trônaient des bocaux, des cages à souris, tout le matériel d’analyse et de test biologique. A quelles expériences Doug s’était-il livré pendant cette semaine ?
Il me fit approcher d’une étagère où gisait une souris, étendue sur le sol de la cage.
« J’ai beaucoup travaillé toute cette semaine pour t’apporter des preuves de la véracité de mes dires. Tu savais que la plupart des culture traduisent le mot « vie » par « souffle » ? Comme si la vie équivalait à la respiration !
- Ok, mais…
- Attends, écoute-moi : l’erreur est de prendre le mot « souffle » au sens propre. La notion de vent, d’air était intangible, tout comme la notion d’électricité. J’ai repris l’expérience de Kirlian pour photographier l’aura. En fait, cet effet Kirlian, c’est le rayonnement de l’énergie interne au corps qui irradie et se répand autour de l’individu tout au long de sa vie. Mais au moment de la mort, cette énergie ne s’arrête pas comme on pourrait le croire : elle se dissipe progressivement mais selon la mort que l’individu connait, l’énergie ne se disperse pas, elle reste tout autour de la dépouille et du coup, le corps n’est pas mort… Il est en stase, une phase de non-vie jusqu’à ce que l’énergie soit retournée au néant global. »
Pendant l’ensemble de son discours, il s’était démené en tous sens : il avait allumé son ordinateur portable, apporté une cage contenant le cadavre d’un rat, sorti un listing de ses signes vitaux pendant 36 heures puis lancé un diaporama montrant l’évolution d’une expérience sur ce rat. L’animation montrait très clairement que le rayonnement observé par haute fréquence ne diminuait pas d’intensité en 36 heures. A l’inverse, le rat mourrait au bout de 12 heures et son corps restait inerte les 24 heures suivantes, conformément aux photographies et aux signes vitaux relevés. Le time code prouvait que les deux séries de photographies recoupaient la même expérience sur 36 heures.
A peine remis de toutes ses assertions, il ouvrit un seconde dossier où figuraient cette fois quatre vidéos en accéléré de la mise à mort et de l’observation de l’effet kirlian sur quatre rats.
« Le premier est mort de faim, je l’affamais depuis près d’une semaine, le second par noyade, le troisième électrocution et le dernier par empoisonnement. Le rayonnement ne disparaît pas à la même vitesse. Remarque que celui qui meurt électrocuté perd son aura très rapidement, celui qui meurt de faim arrive en second ; par empoisonnement, on obtient le même résultat que la première expérience faite seule et par noyade, l’aura est quasiment intacte, du début à la fin.
- Et ?
- Tu ne saisis pas ? C’est évident, la vitesse de dispersion de l’aura est d’autant plus rapide que cette énergie peut sortir du corps par des moyens ou des milieux favorables ! L’aura suit le courant électrique et s’en va de manière immédiate ; à l’inverse, l’air et l’eau étant des isolants énergétiques, elle s’évacue très lentement du corps. »
Enfiévré par la perspective d’une découverte extraordinaire, Doug me parlait sans retenue, presque sans respirer. Les papilles dilatées, le visage épanoui, un sourire frénétique déformant son expression. On aurait dit un croisement hypothétique entre le chapelier fou et le Joker, et je ne savais lequel serait le pire. Je tentai une approche par l’humour.
« Dis-moi, ta théorie viendrait-elle d’une indigestion précédée d’une lecture de Frankenstein, de Mary Shelley ?
- Cette femme avait eu une intuition géniale, s’emporta Doug, ne relevant même pas l’ironie de ma remarque.
- Ecoute, je te concède que tes expériences sont pour le moins… déroutantes. Pour autant, deux problèmes nous préoccupent dans l’immédiat : comment faire valider tes recherches vu les conditions plus que précaires où elles sont réalisées, et surtout, pourquoi m’as-tu appelé ? »
J’espérais le ramener à la raison par des moyens détournés : Doug manquait dramatiquement de sommeil, d’humour et de recul pour apprécier la moindre remarque négative assénée de manière frontale. Il saisit la perche que je lui tendis comme un pitbull la jambe d’un importun. Il se dirigea vers le fond de la salle et en particulier vers quatre box garde-meubles qu’il ouvrit avec plusieurs télécommandes. Les rideaux de fer se levaient poussivement dans un grincement strident déchirant l’air.
« Quand je t’ai appelé, je me débattais avec mes expériences sur les rats et en même temps, je passais commande avec mon portable du matériel pour les expériences suivantes. Du coup, j’étais un peu débordé et j’ai constaté des phénomènes qui me paniquaient pas mal à ce moment-là. Mais depuis, je me suis rendu compte que ce n’était que des éléments mineurs dans mon protocole. »
Ce qui se trouvait derrière me plongea dans un état où terreur et horreur se disputaient mon esprit. Quatre brancards occupaient les box mais surtout, quatre corps humains recouvraient les brancards. Quatre femmes étaient sanglées, harnachées plutôt, les bras entravés par des perfusions. Leurs constantes apparaissaient sur des moniteurs placés de part et d’autre des lits. Electrocardiogramme plat, électroencéphalogramme plat. Les quatre femmes portaient le masque cireux, blafard et exsangue de la mort. Le plus horrible fut de croiser le regard vitreux de l’une d’elles ; elle s’était endormie pour toujours les yeux mi- clos et voir ces yeux vides de vie fut pire que le visage de marbre de mes grands-parents.
« J’ai mené la même expérience avec quatre filles sans abri. Je me suis présenté comme faisant partie d’une organisation paramédicale, proposant des soins gratuits.
- Mon dieu, tu te rends compte de ce que tu as fait !! Tu as tué quatre filles pour faire une expérience ! Qu’est-ce qui t’es passé par la tête ? » Je me suis mis à hurler. Ma voix résonna dans l’espace étroit, décuplée par l’exigüité du lieu et la colère et l’effroi qui m’étreignaient depuis quelques secondes.
« La limite entre la vie et la mort est la frontière que personne n’a jamais déterminée, ni les philosophes, ni les scientifiques. J’étais terrorisé pendant l’autopsie car j’avais l’impression de tuer cette femme en direct… il fallait que je connaisse le moment exact où on passe de vie à non-vie pour pouvoir mener à bien ma carrière de médecin. »
Je ne sus ce qui me dégoûta le plus : la froideur du ton de Doug ou la pseudo-objectivité de son analyse. Il se prenait pour Mengele ou Dieu… et le plus tranquillement du monde. Et le pire, c’est qu’en me parlant, il me rendait complice de ses meurtres. Aussi dément que cela paraisse, je devais l’aider, faire disparaître les preuves pour espérer avoir une vie normale. Je me campai devant Doug. « Je t’aide à finir l’expérience, on bazarde tout ça, on fait disparaître les corps et après… » Mon doigt resta pointé devant lui de longues secondes. Il se contenta de hocher la tête.
Les heures qui suivirent se passèrent en observation de constantes désespérément plates. La vue des quatre corps me révulsait, aussi je me contentais d’observer les moniteurs pour éviter de me mettre à vomir. Je tentais de m’occuper l’esprit en communiquant par sms avec des amis.
Mon portable vibra. Je vis le bras de la femme la plus proche de moi avoir un soubresaut. J’eus un sursaut. « Merde, tu as vu ?
- Quoi ?
- Le bras de cette fille a bougé, haletai-je. J’ai reçu un sms et d’un coup, le bras a bougé !
- Je sais, c’est le phénomène dont je te parlais. Les ondes électromagnétiques des portables affectent l’énergie de l’aura. » Encore le ton froid. Comment Doug, mon ami de toujours, a pu se transformer en cet être insensible ?
Toute l’après-midi et le début de la soirée, les images de caméras, les graphiques de constantes défilaient sans changement. Cependant, un grondement de plus en plus régulier se fit entendre. Je vérifiai la météo avec mon portable. Encore un sursaut, cette fois la fille à l’extrême gauche.
« Le bulletin météo annonce des orages pour cette nuit. Ça risque de perturber ton système informatique ?
- Ne t’inquiète pas, j’ai un groupe électrogène pour… » Un éclair. La salle se retrouva plongée dans le noir. Le grondement du tonnerre résonna dans le hangar. Entre le noir brutal et le tonnerre, un frisson me parcourut l’échine. J’étais revenu au royaume de la peur du noir. Mais pire que tout, je me rendis compte que j’étais dans une salle obscure avec quatre cadavres humains et des rats crevés un peu partout. Sans être ni claustrophobe, ni scotophobe, la terreur commençait à me gagner. Un ronronnement sourd emplit l’atmosphère. Le bruit provenait de l’entrée de la salle.
Doug se rapprocha de moi. « Le groupe électrogène se met en route. Reste à côté pour t’assurer qu’il ne s’arrête pas. » Je m’exécutai avec empressement, tant l’idée de rester dans la pénombre à proximité de cadavres, qui il y a quelques heures encore étaient vivants, me glaçait. La traversée de la place et surtout le rapprochement de la source de bruit régulier du moteur eurent un effet apaisant. Heureusement, car un nouvel éclair très proche suivi instantanément d’un fracas assourdissant me figea sur place. Le destin était en marche, j’en avais l’intime conviction. A cette pensée, je ne pus me retenir : l’idée de me redresser et m’enfuir à travers la ville en hurlant de terreur m’emplit le cerveau au point de faire vaciller ma raison. Je dus lutter contre la moindre fibre de mes muscles pour ne pas suivre cette envie. Mon front dégoulinait de sueur.
Arriver au groupe représenta un exploit. Les mouvements de pistons, le bruit sec du moteur à explosion, les soubresauts de la machine m’apportèrent le réconfort d’un feu de broussailles dans une grotte préhistorique. Accroupi près de la machine à scruter la jauge d’essence, je tentai de recouvrer mon calme. La macabre situation, l’orage soudain, tout se jouait de nous comme une sombre machination du destin, une scène tirée d’une tragédie moderne. Mais il était écrit que le rôle qui nous était dévolu serait accompli jusqu’au bout : un nouvel éclair s’abattit sur notre immeuble, irradiant ses ondes électromagnétiques dans toute la structure. Des étincelles jaillirent de tous les appareils de surveillance, les moniteurs explosèrent, en synchronisme parfait avec le roulement du tonnerre. La scène se transforma en cauchemar avec l’irruption de flammes qui surgirent brutalement. J’entendis Doug crier : il recula sous le souffle du feu et la vague de chaleur. Les instants suivants se perdirent dans les ombres dansantes des flammes et des éclairs.
Je m’accroupis pour apercevoir Doug qui se débattait avec le feu. Les flammes dévoraient déjà les étagères de monitoring et s’approchaient des lits.
« Noon, mes sujets de recherche !, hurla-t-il, dans un souffle de folie.
- Doug, reviens !
- Non, il faut que je récupère mes données, au moins mes données… »
Il s’approcha courbé en deux pour s’approcher des ordinateurs. Je l’entendis pousser un hurlement strident, je le vis se débattre avec une forme humaine. « Non, laissez-moi, je ne vous voulais pas de mal ! » Ses cris de douleur et d’horreur emplirent la salle. Je ne compris pas ce qui le faisait ressentir une telle terreur mais je ne pus rester là un instant de plus. Mon corps se mit à courir, courir, courir de plus en plus vite sans pouvoir m’arrêter. Sans m’en rendre compte, je rentrai à mon appartement au pas de course. Je m’effondrai dans un fauteuil, hors d’haleine et vidé nerveusement et physiquement. Je m’endormis difficilement cette nuit-là.
Le lendemain, j’appris par les nouvelles que le hangar avait entièrement brulé. Les policiers retrouvèrent à leur grande surprise cinq cadavres, inextricablement enchevêtrés comme s’ils s’étaient tenus les uns les autres dans la mort. L’autre surprise fut l’important matériel médical et de laboratoire sur les lieux. Aucun lien ne fut fait avec moi, ni avec la disparition non élucidée de Doug. Je poursuivis mon cursus mais je connus une phobie incontrôlable à l’idée d’effectuer des autopsies. J’en fus dispensé dès que j’expliquai mon problème. Cependant, ce que je ne dirai jamais à quiconque, c’est la vision que j’ai entraperçu dans le chaos des flammes, des ruines et des éclairs l’ombre de Doug prise à partie et mise en charpie par les quatre cadavres.
Pfiou ... ce final est spectaculaire !
· Il y a plus de 11 ans ·J'ai adoré cette nouvelle !! Un énorme bravo, c'est du grand Matt !! :)
rafistoleuse
Magnifique de bout en bout
· Il y a plus de 11 ans ·lecouvreur
je savais que la suite allait etre terrible, c'est affreux, mais j'adore. bravo
· Il y a plus de 11 ans ·christinej
@ Odepluie : merci beaucoup si mon récit t'a plu !
· Il y a plus de 11 ans ·@ Octobell : Meeerci. J'ai beaucoup de mal à développer mes récits comme la reine du feuilleton... tu vois de qui je parle !
matt-anasazi
Normal té ! Son pote il est en train de brûler vif et lui il rentre dormir xD.
· Il y a plus de 11 ans ·Aaah ce récit me fait retrouver le Matt que j'aime ! Du fantastique, du frisson... Encore écrit un peu rapidement à mon goût, mais on plonge vraiment dans l'histoire et c'est un régal !
octobell
Ah mais quel récit !! J'adore !! Déjà l'idée en général est vraiment top, mais en plus tu nous tiens en haleine comme il faut tout du long ! Quand à la fin, elle est parfaite ! Une dose de chaos, de mystère et d'horreur ! Puissant !! Bravo
· Il y a plus de 11 ans ·odepluie