Le poisson-ange
Elsa Saint Hilaire
Le poisson-ange
Kermit Junior Forbes sortit de sa glacière une canette d’Hibernation Pale Ale qu’il glouglouta en quatre rasades. Il rota longuement, du fond des entrailles, puis essuya du revers de la main un peu de mousse restée collée aux poils naissants d’une barbe de deux jours. La bière légère libérait sa fraicheur et lui picotait le palais avec son amertume fleurie de houblon américain aux arômes de pin et de citron. De cette journée torride, il ne restait plus que quelques touristes qui entretenaient leur désœuvrement sur la plage de South Beach, les cerveaux vidés, les visages cramoisis tournés vers La Havane. Assis sur son pliant au bout de la jetée, alors que les rayons du soleil rasaient l’horizon, le vieux noir s’alluma une clope et exerça quelques pressions sur la ligne au bout de laquelle un minuscule bout d’éponge était accroché à l’hameçon. Il était le seul à pêcher à la trempe ou à la dodeline le poisson-ange de la Reine sur tout l’archipel de Key West. Une pêche aussi incertaine qu’elle s’avérait parfois rentable, tant ces petits nettoyeurs de la mer étaient recherchés par des aquariophiles qui acceptaient de débourser jusqu’à 100 dollars le spécimen. Aujourd’hui… bernique… Kermit se retint de tout balancer à la mer : pliant, glacière, ligne, canette, clope… Elle en avait vu d’autres… et était prête à accepter qu’il la considère comme une poubelle. Il s’était levé aux aurores de mauvais poil et rentrer chez lui bredouille n’allait rien arranger. Son vieux lui avait laissé un nom que tout « Conch »* respectait, mais les souvenirs ne nourrissaient pas sa carcasse. Le respect et la gloire de l’ancien sparring-partner de Hemingway ne remplissaient pas son assiette, ni celles de ses trois rejetons mulâtres, des petits glandeurs qui draguaient les new-yorkaises de tous âges, avec une nette préférence pour les vieilles bien garnies et qui vivaient encore à ses crochets. Ha ça ! des photos du paternel devant la maison de l’illustre écrivain, un mojito à la main, il en avait des tonnes qui jaunissaient au fond de boîtes à chaussures… de quoi tapisser les quatre murs de la bicoque branlante dont il avait hérité quand le crabe avait emporté l’ancêtre. Kermit « Shine » Forbes en tenue de boxeur, le short flottant, les gants en premier plan, l’œil acéré d’un fauve. Kermit senior, souriant à dents déployées, la grande gueule qui avait cloué son bec au génial écrivain, à coups de serviette au bord d’un ring, avant qu’ils ne deviennent amis. Un mec au tempérament cyclothymique qu’aucune femme de Key West n’avait réussi à museler ni à garder près d’elle plus d’un round. Juste le temps de tirer un coup, boire un coup, monter un coup avec son ivrogne de copain, faire un môme, lui par exemple, et disparaitre. Celui qui avait planté sa mère le jour de l’essayage de sa robe de mariée. Le profil du parfait salaud derrière une tronche d’ange…
Une main lui tapota l’épaule.
— Salut Kermit, alors t’as gagné le jackpot ?
La voix rocailleuse appartenait à Juan Pedro un fils d’exilé cubain qui tenait une gargote, au toit d’asbeste rouge qui gardait la chaleur et où la bouffe était aussi dégueulasse que les serveuses peu farouches et plutôt bien gaulées.
— Salut Juan… comme tu vois… répondit-il, en désignant un grand seau en plastique avec quelques algues et coraux comme unique garniture. C’est un jour de merde ! J’aurais mieux fait de rester au lit et dormir tout mon saoul pendant cette saloperie de journée.
— Ha ! ne m’en parle pas… j’ai des cactées dans le jardin qui sont infestés de cochenilles… j’ai passé l’après-midi à les traiter avec du savon noir et de l’alcool à 90°… t’as raison, Kermit… une vraie saloperie…
— Tu veux une bière ? il doit en rester une dans la glacière… vas-y, ne te fais pas prier…
Juan s’assit à même les larges planches de teck de la jetée et plongea la main dans la glacière pour en sortir l’orpheline. Les deux hommes gardèrent le silence pendant qu’au loin une embarcation se dirigeait vers le môle, moteur « teufteutant » et étrave écumante. Les derniers rayons du soleil les enveloppaient d’une tiédeur sereine. Juan s’étira avec lenteur et paresse et goûta à la volupté du moment qui avait pénétré jusqu’à la moelle de ses os. Il but à petites gorgées, puis son regard se porta sur un grand oiseau qui dessinait des cercles au-dessus de leurs têtes.
— Tiens, une grue cendrée à cette époque ! Tu ne trouves pas cela bizarre ?
Kermit jeta un rapide coup d’œil en direction du volatile et ricana méchamment.
— Une grue cendrée ! t’es vraiment un imbécile… C’est un balbuzard qui lorgne sur ma ligne…
— Un quoi ? questionna Juan, ignorant le ton méprisant de son ami…
— Un aigle de mer, si tu préfères…tête blanche et bandeau noir sur l’œil. Faut vraiment être con pour pas faire la différence…
— Ho, la barbe Kermit ! Tu me cherches ? J’y suis pour rien si le poisson-ange s’est fait la malle. T’as qu’à faire comme les autres… les capturer en plongée sous-marine ou jeter un filet sur les récifs… C’est pas parce que l’Ernest était un aficionado de la pêche au toc que t’es obligé de te compliquer la vie !
— Ça t’ennuierait de laisser Hemingway de côté deux secondes ? Hemingway par ci, Hemingway par là… Putain, ça fait bientôt soixante ans que le mec s’est tiré une balle et qu’il continue à hanter la famille… Fous-moi le camp Juan, laisse-moi seul… j’ai vraiment besoin d’être seul…
Le cubain haussa les épaules, releva sa vieille carcasse et s’éloigna en trainant la savate. Il attendrait pour parler à son ami un jour meilleur.
« Yeelp-yeelp-yeelp… » Le sifflement mélancolique du balbuzard transperça l’âme de Kermit. Du bout des lèvres, il récita un passage du Vieil homme et la mer qu’il connaissait par cœur :
« Il regarda la mer et sut comme il était seul. Mais il distinguait les prismes de l'eau sombre et profonde, et la ligne qui le tirait vers l'avant, et l'étrange ondulation du calme. Les nuages s'accumulaient maintenant sous le souffle de l'alizé, et quand il regarda droit devant il aperçut un vol de canards sauvages comme découpés contre le ciel et l'eau, puis s'effaçant, puis nets à nouveau et il sut qu'aucun homme n'était jamais seul sur la mer. »
* désigne un natif de Key west
Waouh, c'est le grand écart de la Scandinavie de ton précédent texte à la petite misère d'une sorte de bout du monde américain... Pour voyager, s'installer bien au chaud et lire Elsa ;)
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey
Je suis même prête à te servir au choix un café fumant ou une bonne tasse de thé avec des croissants... :-) Merci Anne! ♥
· Il y a presque 11 ans ·Elsa Saint Hilaire
Tu as le don de nous transporter dans tes ambiances où l'on vit avec bonheur tes scènes de vie! Merci Elsa aussi pour ce clin d’œil d'Hemingway et son amour inconditionnel de la mer.
· Il y a presque 11 ans ·Colette Bonnet Seigue
Nous sortir de la grisaille? et titiller votre curiosité? Oui, je l'avoue... j'aime cela :-) Merci Colette! ♥
· Il y a presque 11 ans ·Elsa Saint Hilaire
Bel hommage!
· Il y a presque 11 ans ·ahqepha
Merci à toi ahqepha... :-)
· Il y a presque 11 ans ·Elsa Saint Hilaire
Superbe !
· Il y a presque 11 ans ·Une parenthèse chaude et colorée à déguster en ce jour de morne grisaille !
C'est chaud, c'est bon...
J'adore !
cdc
lyselotte
Grand MERCI Lyselotte, heureuse d'avoir apporté quelques rayons dans ta journée et pour le cdc... cela faisait un bail que je n'avais pas eu de coup de cœur... Bonne fin de WE... :-)
· Il y a presque 11 ans ·Elsa Saint Hilaire