Le retour

fragon

L’avion m’a livrée au petit matin, désespérément seule et abandonnée. La ville, elle,  somnole encore. Tout est gris, le jour se lève à peine. Une fois sortie de l’aérogare, je me dirige vers la station de transfert qui dessert la ville de Marseille. Il fait très froid. Mes joues sont crispées. Le manque de sommeil commence à se faire sentir. Je trouve pourtant l’autocar qui doit me conduire à Saint Charles. Les soufflets de l’autobus s’ouvrent dans un grincement sinistre et je monte les marches tout en tendant la monnaie au conducteur. Je prends mon reçu et m’installe sur la banquette. Une chaleur un peu lourde emplit l’habitacle. Ça sent le renfermé, le velours usagé et les chewing-gums écrasés dans les cendriers hors d’usage. Je sais que j’ai beaucoup maigri les dernières semaines. Dans le bus, une jeune femme est déjà installée. Elle n’a pas l’air beaucoup plus gaie que moi et malgré ma présence, son visage, muré dans l’isolement reste résolument tourné vers un monde intérieur. Elle m’ignore. Le conducteur règle la fréquence de la radio. Quelques minutes encore et ce sont deux nouvelles passagères. Voyageuses solitaires d’un pâle matin de février. Enfin le bus démarre. Le jour se lève. Morne et gris. Je jette de nouveau quelques brefs regards autour de moi. Qui sont-elles? La plus jeune a l’air d’avoir à peine trente ans, la plus âgée une petite soixantaine. Lassée d’observer mes voisines, je ferme les yeux. Arrivée à la gare, je m’empresse de quitter le bus et m’oriente vers les panneaux indicateurs. Toute cette agitation me fait du bien. Cela ne dure pas quand je réalise que le train est annoncé avec deux heures de retard. Le peu d’énergie que j’avais réussi à dégager se dissolve et me laisse abattue, rivée à mon chagrin invisible. Je voudrais hurler sur place mais tournant les talons, je me contente de chercher des yeux un café. Il est déjà sept heures. La plupart des usagers sont des habitués et se dirigent vers les lignes régionales. Une fois franchie la porte du bar, je constate avec surprise que mes trois voisines sont déjà attablées devant un café. Un simple regard et je sens le signal qui me permet de comprendre que je suis reconnue. Je hausse les sourcils  et me dirige vers leur table. Les présentations sont rapides. Nous échangeons les civilités d’usage. Des sourires un peu contraints compte tenu de la situation inhabituelle. Nous réalisons que nous avons pris le même vol. La plus jeune est montée au point de départ, nous autres à l’unique escale. Je ne tends pas la main. Je me contente de m’asseoir. Nous prenons toutes le train pour Montpellier. Une conversation doucement s’amorce. La plus jeune nous informe qu’elle vient de passer une dizaine de jours auprès de son compagnon. Fraîchement divorcée, elle est mère de deux enfants en bas âge. Elle semble perdue et attristée. Elle ne travaille pas, elle a repris un cycle d’étude. Le visage de la plus âgée semble raviné par les soucis. Son maquillage un peu vulgaire durcit ses traits. Un bleu électrique aux paupières, un rose trop rose pour une femme de cet âge. C’est son mari qu’elle a rejoint. Il travaille loin d’elle. C’est un choix. La troisième, une petite quarantaine, reste décontractée et prend son mal en patience. Elle ne livre rien. Nous ne demandons rien non plus. Le silence se fait et chacune retourne à ses pensées. L’attente est longue. C’est la plus jeune qui craque la première. Après deux ans de promesses, son compagnon n’a pas souhaité la faire venir auprès de lui pour entamer une vie commune. Il l’a quittée, comme ça, sans rien lui dire, sans oser l’affronter. Le téléphone a sonné dans le vide pendant des jours et des jours. Au début elle a cru mourir d’inquiétude, n’osant pas croire ce qu’il fallait croire. Alors quand enfin il lui a avoué à demi-mots qu’eux d’eux, ils n’iraient pas plus loin, elle s’est débrouillée pour emprunter de l’argent, s’est débrouillée pour faire garder ses enfants. Cela n’a pas été facile. Elle a pris l’avion et lui a demandé de se trouver là, à l’atterrissage pour qu’il ose lui dire en face ce qu’il comptait se contenter de lui dire au téléphone. Elle rentre maintenant. Elle a sa réponse. Je la regarde pleurer. Elle nous dit sa honte de s’étaler ainsi. Et c’est alors qu’une sorte de miracle s’accomplit. Je réalise soudain qu’aucune de nous autour de la table n’a dit la vérité. Pas une ne vient de faire ce voyage pour la raison qu’elle a avancée. En fait, mes deux voisines sont des femmes abandonnées. La première est allée vérifier ce que tous les commérages lui laissaient entendre. C’est une femme trompée. Son mari ne la tient à l’écart que pour mieux vivre sa liberté recouvrée. La deuxième est une vieille maîtresse délaissée à laquelle on fait de temps en temps l’aumône d’un voyage, tout frais payés. Mais le temps passe et sa fraîcheur qui s’en va ne lui laisse que peu d’illusions sur la suite des événements. Elle sait qu’elle a gâché sa vie. Elle pleure. Les maquillages fondent comme les mensonges. La plus jeune nous regarde étonnée, un peu déstabilisée par ces femmes qu’elles croyaient accomplies. Je pressens que mon tour arrive. Je dois leur dire. Ma gorge se noue. J’essaie de tenir bon. Oui, je suis allée là-bas pour l’anniversaire de mon fils. Mais mon fils, il est mort déjà, depuis deux ans. C’est l’anniversaire de sa mort que je suis allée fêter. Il fait partie de ce pourcentage de jeunes appelés qui se suicident dans l’armée. Je suis allée pour essayer de comprendre, pour obtenir des informations. Nous voici quatre attablées, anéanties. Les masques sont tombés. Il est déjà l’heure de prendre notre train. Nous nous débrouillons pour nous entasser dans le même compartiment. Pendant les deux heures que durera le trajet, nous parlerons entre rires et larmes de la vie des femmes, de leurs conditions, de nos façons de nous battre envers et contre tout. A notre arrivée, nous nous quitterons sans avoir échangé ni adresse ni numéro de téléphone. Nous ne nous sommes jamais revues.

Signaler ce texte