Le retour du Bled

Quand Mademoiselle Dutreuil passa son CAPES, elle avait la foi chevillée au corps. Dès sa plus tendre enfance, elle avait préféré la compagnie des mots à celle de ses camarades. C'est donc tout naturellement qu'elle s'orienta vers des études littéraires et le professorat. Ne pensez pas pour autant qu'elle fût asociale. Elle manquait tout simplement de sens pratique qui lui eut permis d'opter pour un métier qui exigeait d'avoir un sens aigu  des responsabilités hiérarchiques auprès d'adultes.

Je vous jure sur la tête de Saint-Simon, de Sainte-Beuve et de Saint-Exupéry qu'elle arriva au lycée Montaigne, rebaptisé Ma Teigne dans le quartier, sans aucun a priori. Elle n'était guère coquette mais son chignon, sa jupe écossaise et son chemisier dénotaient quelque peu avec les allures débraillées de ses collègues et les survêts des lycéens. Elle n'était pas du genre à préjuger. Elle était trop dans la lune pour se le permettre.

Dès l'instant où vous entrez dans une cage aux fauves, un mot ou un seul regard  suffisent pour qu'ils vous jaugent. À la sortie de sa première heure de cours, elle rejoint la salle des profs et elle se rapprocha de son acolyte de SVT. Elle n'était pas certaine que les noms d'oiseaux dont elle avait été affublée soient catégorisés dans les manuels de taxinomie. Elle passa son premier week-end dans des livres de sociologie pour tenter de découvrir comment les crachats et les majeurs levés devaient être interprétés.

Au bout d'un mois, elle arrêta de se maquiller et elle changea de garde-robe. Dès qu'elle opta pour un pantalon et un pull en forme de sac à patate, les « Vieille salope » ou « T'es bonne » se calmèrent un peu. Un élève, au-dessus du lot – il était parvenu à lire trois lignes de Pagnol, sans prononcer un « wesch wesch », en moins de dix minutes – et sans doute pris de compassion la rassura en affirmant que « Pute » n'était pas une insulte mais un terme dérivé du berbère qui signifie Grande sœur.

Certes, elle était candide mais elle n'était pas niaise. Elle se dit que la meilleure méthode pour capter l'attention était d'agir tel un judoka, à savoir utiliser l'énergie cinétique de son adversaire pour la détourner à son avantage. Elle laissa tomber Corneille, Zola et Camus pour Rutebeuf et Rabelais. Dès lors, on n'entendît plus dans les couloirs que des « Orchidoclaste », des « Nodocéphale » et des « Coureuse de rempart ».

La confiance gagna du terrain. Pour son anniversaire, elle eut la surprise d'un gâteau d'anniversaire préparé par Kevin, surnommé » L'Huile » par ses camarades. Elle en fut tant émue qu'elle s'en trouva chamboulée. À peine eut-elle avalé deux bouchées qu'elle se mit à pleurer puis à rire. Elle se retrouva dans le bureau du proviseur qui passa l'éponge et qui la mit quinze jours en arrêt après qu'il l'eut surprise à exécuter une danse du ventre à moitié nue sur son bureau.

La rentrée de janvier fût difficile. La pression montait, tant le chef d'établissement tenait à conserver sa place dans le top 5 des meilleurs bahuts du département avec un taux de réussite de 32 %. On parvint, dans le cadre de l'opération « Cuture en banlieue », à obtenir un budget de l'académie pour inscrire ces futurs petits génies au Projet Clotaire. Quant aux ordinateurs portables, ils ne firent pas la semaine. Par miracle, ils se dédoublèrent : d'un côté le clavier, de l'autre l'écran.

Début mars, elle se préparait tous les matins une tartine de Tranxène. Quand elle sortait de son abrutissement médicamenteux, on l'entendait déclamer des passages de Justine ou des Onze Mille Verges. Le médecin détecta le syndrome de La Tourette. Prise de honte, elle préféra jeter l'éponge et elle rédigea la lettre suivante au rectorat :

 Monsieu,

J'est l'honeur de vou adressé ma lètre deux démiçion. Jeu panse keu c'ait mieu à partir avent Pack. Vautre desvoué la Meuf Dutreuil ».