Le secret de Félix Marceau

jeanmichemuche

Premier chapitre

Valentin ne dirait pas à sa mère que son père était mort. C'est en fait la première pensée qui lui a traversé l'esprit en voyant le corps de son père étendu sur son lit. Il ne lui dirait pas et il prendrait sa place. Pour qu'Alice ne souffre pas. Pour ne pas lui imposer l'épreuve du deuil.

Félix Marceau était mort comme il avait vécu, sûr de lui. Son visage faisait à Valentin l'effet qu'il lui avait toujours fait: l'impression d'une inébranlable omniscience. Il s'était toujours senti l'exact opposé de cet homme fort, raisonnable, protecteur. 

En entrant dans la maison de ses parents, tout à l'heure, Valentin sentit l'odeur familiale. Celle qu'il ne percevait pas enfant et qui lui faisait maintenant l'effet d'une fluide rajeunissant. Le signe d'un retour en zone sécurisée. Hors du monde hostile. Il s'était souvent demandé si lui-même exhalait ce parfum qui semble attaché à son père et à sa mère.

Alice était installée dans son grand fauteuil à bascule. Elle fumait, absorbée par Dieu sait quelle pensée, les yeux dans le vague. Ce vague qui l'aspirait, depuis dix ans. Çe vague qu'on appelle Alzheimer. 

Lier toute l'âme de la mère de Valentin Marceau au nom d'un médecin allemand - qui n'était peut-être ni médecin, ni allemand, Valentin ne savait rien de Alzheimer - lui avait semblé une injustice considérable. Alice était une et indivisible. Alice avait un esprit si brillant, une intelligence si fine qu'elle ne devait pas être associée à cet inconnu. 

Il avait choisi de mentionner son nom aussi rarement que possible. Et s'en était plutôt bien tiré jusqu'ici, s'en tenant généralement à elle est souffante pour parler d'elle.

- Bonjour maman, lui glissa-t-il à l'oreille en l'embrassant. Elle sembla frémir, il en conçu de l'aise. 
- Bonjour, dit-elle simplement. Désanimée, inintéressée, indifférente. 

Valentin ne s'y ferait pas, il le savait. On n'accepte pas que les gens qu'on a aimé depuis avant sa naissance meurent. On accepte encore moins qu'ils continuent à vivre avec le cerveau cramé. 

Il avait apporté une rose. Une seule. Comme à chacune de ses visites. Il la lui glissa dans la main. Elle la huma puis la laissa tomber sur la moquette. La rose tomba, mais elle fut retenue par la laine de la couverture et s'arrêta, pendue dans le vide, à mi chemin entre la main d'Alice et le sol. Valentin fit le tour de la chaise, saisit la rose et la déposa dans le vase qui en contenait deux autres, sur la table du salon. 

C'était ainsi que Valentin rythmait ses visites. Sa vie était organisée selon des rituels qui le rassuraient. Qui limitaient à une portion minuscule les incertitudes et donc, les risques de drames. Il s'était promis de ne jamais laisser le vase vide, devant sa mère, depuis l'annonce de sa maladie. 

Les roses fanant vite - malgré l'affection qu'il avait pour le fleuriste de la rue du Cirque, Valentin trouvait suspecte l'usure à grande vitesse des roses qu'il vendait - il fallait forcément passer chez ses parents au moins deux fois par semaine pour tenir son engagement. Il le tenait. Il aimait tant ses parents qu'il savait qu'il le tiendrait toujours, même s'il n'en avait communiqué l'existence à personne. Pas même aux principaux intéressés, Alice et Félix.  

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