Le tank en vacances

Léo Noël

J’ai encore des bulles qui éclatent dans mes oreilles. Je gratte, je frotte, mais c’est logé sous le crâne. La soirée n’a même pas commencé que j’ai déjà trop bu. Thomas et Pélagie sont restés se galocher à l’arrière du van. C’est la dernière fois que je pars avec eux. Autoroute : clapotis de lèvres baveuses ; station service : succions interminables ; restaurant, éclatement salivaire ; et lorsque je suis au volant, c’est comme si je devait lutter contre des vents de travers avec un marteau piqueur à ma poursuite.

Merci les potes.

Ca devait être la tournée des grands pontes. Moi, et Thomas, dans la capitale espagnole. Il est doué en langue, Thomas. Moi, déjà, le français, je comprends qu’une fois sur deux : je suis à moitié sourd.

On avait prévu notre virée depuis des semaines, mais ma mauvaise étoile veillait au grain. Deux jours avant le départ, elle envoie son pote cupidon me percer mon Tom, et l’accrocher à la petite discrète de la promo.

Et c’est parti pour un torrent de fluides et de draps sales. Le résultat, il y a moins de 5 minutes :

« Ouais Sam, on va rester un peu dans le van avec Pé, on te rejoint plus tard, ok ? »

Heureusement que ce n’est pas ma voiture.

Trop content de les quitter, je suis parti en direction des chants paillards. Les rues sont remplies de monde, ensemble jeune et puant la bière, gueulant comme des putois. J’atteins l’œil du cyclone au centre d’une grande place avec des arcades. Les chants se sont rassemblés en un grondement sourd et grave que viennent percer des cris de femelles avinés. Par-ci, par-là, des jeunes se foutent des coup de poing retentissants, et puis ils se marrent. Ambiance !

Bref, au centre une fontaine et des marches, je décide de m’asseoir pour établir un plan d’attaque de ma soirée.

D’abord, évaluation de l’inventaire. Je n’ai pas mon téléphone : pas moyen de savoir l’heure qu’il est. J’ai tout juste 5 euros dans ma poche.

Création d’une carte des environs :

-          Guichet de retrait à 11h, distance 30 mètres

-          Foule devant le bar « Pompéi » à 8h, distance 50 m

-          Chemin de retour : complètement aucune idée d’où il peut se trouver.

Voilà qui me donne une idée assez claire de ce qu’il me reste à faire. D’abord, retirer 40 euros, me rendre assez saoul avec cet argent pour pouvoir parler espagnol, puis enfin trouver la nana chez qui je vais pouvoir rentrer.

Alors que je sors ma carte bleue de ma poche, deux gars, pas forcément sourient, s’approchent de moi. L’un des deux balance un pièce en l’air et la rattrape avec la même main. Comme j’ai le temps de partir, et pas l’envie de discuter avant au moins trois bières, je décampe tranquillement. Un des deux m’interpelle. Je joue le jeu du sourd, ce qui est, finalement, à moitié logique.

Au fur et à mesure que je m’approche de l’automate, sa lumière vrombissante s’empare de tout mes sens. Il y a comme un caisson isolant autour des guichets automatiques. Le regard est concentré sur l’écran, les lumières à droite et à gauche font barricade avec le monde extérieur. Un buzz infernal vous prend le reste de votre attention. Je ne connais pas de moment plus vulnérable que celui-là. A chaque touche appuyée, un bip retentissant, comme lorsqu’une mouche fait vibrer le filin d’une toile d’araignée. Un véritable signal pour le prédateur : « Viens me manger ! Viens ! J’ai de l’argent, je vois rien, j’entends rien !

Une main se pose sur mon épaule. Mon cœur joue au flipper avec mes entrailles, revient à sa place, me demande ce qu’il se passe.

« Dormanto lo tchico despuès ? »

Ou quelque chose du genre, je parle pas espagnol.

Une jeune fille m’apparait dans une simple robe verte, un sourire sans maquillage. Elle me fait des signes avec sa main.

Dans l’impossibilité de lui répondre, je souris bêtement, et lui désigne l’appareil pour lui laisser la place. Sans comprendre, elle me sourit à son tour et me passe devant. Je lui plait peut-être un peu.

La fille est plutôt bien foutue. Brune, aux yeux immenses. Elle s’est épilée avant de sortir : il lui reste un peu de cire collée derrière le mollet. Sa peau est blanche, hormis son bras gauche, entièrement tatoué.

Je ne sais pas pourquoi ça m’excite les tatouages.

Mais la voilà qui peste et qui frappe la machine. Elle se retourne vers moi, j’ai peur de prendre une baigne.

« Chiquita mierda la magnana del sol »

J’acquiesce, évidemment, puis elle part en direction d’une ruelle. Voyant que je reste sur place, elle rajoute :

« Ven tambiéne » et me fais signe de la suivre.

Je ne me fais pas prier. Arrivé à sa hauteur, elle me tends la main :

« Veronica Luna

-          Samuel Tank »

Je lui fais la bise, et comme pour m’expliquer, je lui dis : « je suis français »

Son sourire s’est adouci, nous nous retrouvons dans une petite veine obscure, quand elle prend ma main et la porte jusqu’à son visage. Ses yeux sont vraiment immenses, j’ai l’impression de m’y perdre comme dans un labytrinthe. J’avais bien envie de faire la fête jusqu’à pas d’heure mais je ne peux pas rater une occasion comme ça de dormir quelque part sans être secoué par les ébats de Pélatom, l’être fusionné de mon ami et de la greluche qui l’accompagne.

Mes lèvres se tendent en sa direction quand j’entends le bruit d’une pièce qui tombe au sol. La belle se recul doucement, et fait comme si elle cherchait par terre. Gentleman, je cherche à l’aider. Une pièce de monnaie est à mes pieds. Je me baisse pour la ramasser, quand je me rappelle avoir déjà entendu ce son, quelques minutes plus tôt, lorsque ce garçon jouait avec sa pièce de la main gauche. Trop tard ! Je reçois un coup derrière la tête. J’ai tout juste le temps de voir les deux bonshommes arriver, me faire les poches et partir.

Veronica, j’ai eu l’impression qu’elle s’était penchée sur moi avec bienveillance, avant de me retirer mes baskets.

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